LE TISSU

Paroles Jeanne Cherhal
Musique Jeanne Cherhal
Interprète Jeanne Cherhal
Année 2006

Deuxième volet, après Je suis liquide, du triptyque féministe qui palpite au cœur de L'eau pour dénoncer l'emprise que les hommes exercent sur le corps des femmes : un piano-voix dépouillé et une grande rigueur métrique (premier usage de la rime tripartite) pour chanter avec une rare fluidité ("Le balancier des hanches / La poitrine qui penche / Flou souvenir des pleins des creux") "la métamorphose" d'une femme qui parvient à se libérer du voile islamique. L'oppresseur est clairement désigné derrière la métaphore (l'obscurantisme religieux), les mots très forts ("Sur ce corps qui s'efface / J'ai regardé en face / L'hypocrisie offerte à Dieu"), l'objectif précis (parler "Au nom de toutes celles / Qui n'ont pas pu se délier"). Fidèle à ses convictions aussi humanistes que féministes (le mari n'est pas "un geôlier" dans Le tissu), Cherhal ne désespère jamais : elle mène le combat et continue à rêver d'un avenir meilleur pour les femmes comme pour les hommes. Elle nous offre aussi au passage un des plus beaux zeugmes de l'Histoire de la chanson : "Cette femme fantôme / Linceul et monochrome".

L'ISLAMISTE, LA FEMME, LE VOILE ET LE CORAN
(L'Histoire n°281 ; Lucette Valensi ; novembre 2003)

L’Histoire : Au nom de la religion, les islamistes imposent le port du voile aux femmes. Justement, y a-t-il une prescription du voile dans le Coran ?

Lucette Valensi : Oui, et elle est très précise. Je ne citerai qu’un verset : « Et dis aux croyantes qu’elles baissent leurs regards, et qu’elles gardent leur chasteté, et qu’elles ne montrent de leurs parures que ce qui en paraît, et qu’elles rabaissent leur voile sur leur poitrine » (sourate XXIV, 31). Rappelons tout de même que cet appel à la chasteté est commun aux deux sexes. Avant d’évoquer les femmes, la même sourate spécifie : « Dis aux croyants qu’ils baissent leurs regards et gardent leur chasteté. »

D’une manière plus générale, on peut faire trois séries d’observations sur les prescriptions contenues dans le Coran. La première est qu’elles s’adressent en priorité aux hommes plutôt qu’aux femmes.

La deuxième est la précision des règles sur les positions respectives des hommes et des femmes, sur leurs relations et sur leurs droits en matière d’alliance matrimoniale, de divorce, de succession, de relations conjugales, etc.

La troisième est que ces dispositions sont plus favorables aux hommes qu’aux femmes ; l’autorité des premiers sur les secondes est la règle.

L’H. : Le Coran précise-t-il aussi les circonstances dans lesquelles les femmes doivent porter le voile ?

LV : En fait, le Coran spécifie plutôt dans quelles circonstances la femme n’a pas besoin de se voiler : devant d’autres femmes, en général ; puis devant son mari, son père, le père de son mari, ses fils, ses frères et neveux, ses esclaves, et enfin devant les garçons impubères. Ces tolérances expliquent sans doute pourquoi les femmes des milieux ruraux étaient dévoilées. Certes, elles devaient travailler dans les champs, aller puiser l’eau ou faire la corvée de bois : le voile les aurait gênées. Mais c’est aussi que les hommes leur étaient tous plus ou moins apparentés ; les femmes pouvaient aller découvertes sans commettre de transgression.

La situation n’est pas la même dans les villes. C’est pourquoi, probablement, le voile était dans les sociétés traditionnelles plus urbain que rural.

L’H. : Le voile doit-il forcément cacher tout le visage ?

LV : On ne doit voir ni le visage, ni les cheveux, ni les épaules de la femme. Mais le drapé et la couleur du voile ont varié dans l’espace et dans le temps, de même que le nom par lequel on les désignait.

Malgré cette diversité, le voile était général, en tout cas dans l’espace public. Au point que même les non-musulmanes le portaient, les Juives au Maghreb par exemple, ou les chrétiennes de Terre sainte ou d’Anatolie.

L’H. : L’islam cependant n’a inventé ni le voile ni la hiérarchie des sexes…

LV : De fait, les Grecs connaissaient le gynécée, l’appartement des femmes. Quant aux autres traditions monothéistes, juive ou chrétienne, elles ne sont pas favorables aux femmes non plus.

Le christianisme se distingue par la place considérable qui est accordée aux femmes, et bien sûr à la Vierge Marie. Mais, à y regarder de près, la distribution des rôles n’est évidemment pas la même entre les deux sexes. Et la chasteté des femmes est un impératif constant, là aussi.

L’H. : Pourquoi, en pays d’islam, le port du voile, l’inégalité sexuelle, se sont-ils prolongés jusqu’à nos jours ?

LV : Attention, l’égalité proclamée par le droit en Occident est loin d’être réalisée.

En pays d’islam, l’inégalité entre hommes et femmes a été entérinée par les pratiques sociales et confirmée par les légistes et les lettrés. Vous en recherchez les raisons. Elles sont assez évidentes : les hommes n’avaient pas intérêt à renverser un rapport de domination qui leur était favorable ; les femmes n’en avaient pas les moyens.

Juristes et théologiens n’ont pas seulement confirmé ce que disait le Coran, ils ont aussi ajouté des arguments qui ne s’y trouvaient pas. Dans Le harem politique, la sociologue féministe marocaine Fatima Mernissi (1) dresse une liste assez drôle des auteurs qui ont affirmé l’infériorité des femmes. La parole féminine n’a pas le même poids que celle d’un homme. Le droit coranique, par exemple, ne reconnaît pas le témoignage d’une femme comme l’égal de celui d’un homme musulman libre.

A l’appui de leur démonstration, les juristes et les théologiens dénoncent l’appétit sexuel des femmes, leur défaut de raison, et recommandent par conséquent leur enfermement. Les femmes souffrent aussi d’impureté (au moment des règles, après un accouchement) et cette impureté est contagieuse : les hommes doivent s’en éloigner.

L’H. : Le voile des femmes, c’est donc bien la protection, mais aussi l’enfermement et l’exclusion ?

L. V. : Le voile sépare et exprime l’interdit, l’interdit d’engager un échange entre un homme et la femme voilée. Il est une des manifestations de la modestie, de la pudeur, qu’on attend des femmes vertueuses.

Il permet de défendre l’honneur familial auquel les femmes portent atteinte si elles éveillent le désir des hommes en dehors des liens conjugaux. Il revient alors aux hommes de venger cet honneur offensé.

Les crimes d’honneur sont encore monnaie courante dans certains pays, la Jordanie par exemple. Et c’est au nom de l’honneur blessé que, en France même, un jeune Turc a tué sa propre sœur : elle avait commis le crime de sortir avec un jeune Français non musulman.

Mais ce sont des choses qu’on retrouve dans toutes les sociétés méditerranéennes jusqu’à la fin du XIXe siècle. De l’Espagne à la Sicile ou à la Grèce, on a attaché une importance considérable à la virginité des jeunes filles avant leur mariage et on a pratiqué le crime d’honneur.

L’H. : Placées sous la domination des hommes, les femmes ont-elles le droit de sortir de chez elles ?

L. V. : Oui, mais, dans les sociétés traditionnelles, elles ne se montraient pas beaucoup dans l’espace public. Elles restaient plutôt dans les quartiers résidentiels, ou elles se rendaient aux bains publics, accompagnées de leurs enfants, y compris les jeunes garçons, qui leur servaient d’escorte. Il fallait des obligations ou des contraintes très fortes pour les voir circuler dans les souks, par exemple. Dans l’espace du travail et du marché, hommes et femmes étaient séparés. C’était aussi le cas au moment des célébrations : circoncision, mariage, etc.

Un comportement que l’on retrouve, bien sûr, dans d’autres sociétés traditionnelles. Ce qui est propre à l’islam, en revanche, c’est que les femmes n’allaient pas à la mosquée. La présence des femmes dans les mosquées est un développement récent. Encore restent-elles derrière les hommes, car elles ne doivent pas exposer le bas de leur corps lorsqu’elles se prosternent. Elles fréquentaient néanmoins les oratoires édifiés autour des tombeaux des saints personnages.

L’H. : Ces femmes voilées et séparées des hommes, disposaient-elles néanmoins d’une certaine autonomie ?

L. V. : Oui. Bien mince sans doute, mais plus large qu’on ne pourrait le croire. Des documents innombrables montrent des femmes propriétaires des biens-fonds dont elles pouvaient disposer. Riches, elles créaient des fondations pieuses, dotant un hôpital ici, une soupe populaire là, etc.

Dans la partie turque de l’Empire ottoman, en Anatolie par exemple, dans les milieux populaires, les femmes avaient très souvent recours au tribunal du cadi (le juge) : pour un conflit sur des questions de propriété, voire pour des questions extrêmement intimes, d’inceste, de viol, d’adultère. On en trouve des traces dans les archives pour le XVIe siècle.

On connaît également le cas de femmes esclaves qui, en Égypte, avaient été engrossées par leur maître : celui-ci essayait de les vendre ; or, selon le droit musulman, une femme esclave qui donne un enfant à son maître doit être affranchie. Ces femmes, sans doute illettrées, connaissaient néanmoins assez le droit pour aller se plaindre auprès du cadi et obtenir compensation.

Dans l’espace privé, les femmes possédaient des fonctions sociales importantes : elles commandaient aux serviteurs et dépendants si du moins elles appartenaient aux milieux aisés ; elles éduquaient les enfants. Elles intervenaient ensuite activement dans le choix d’une épouse pour leurs fils même si c’est leur mari qui conduisait ensuite la négociation. Elles jouaient un rôle dans l’entretien des relations sociales, par des visites, des échanges alimentaires, des prestations de services.

Dans tous ces rôles actifs, les femmes ont contribué à reproduire l’ordre social, sans songer à le subvertir.

L’H. : N’y a-t-il pas eu, tout de même, des voix, chez les musulmans, pour défendre l’émancipation des femmes ?

L. V. : Bien sûr. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, certains hommes, dans un esprit de réforme sociale et de régénération nationale, défendent la promotion des femmes, et en priorité l’éducation des filles. Il faut en effet que les femmes puissent préparer leurs enfants mâles à la modernité. Le projet de scolarisation des filles a précédé celui de l’abandon du voile et de la réclusion.

Je pense, parmi ces réformateurs, à Qasim Amin (1865-1908), juriste égyptien formé à Montpellier, qui pose publiquement le problème du statut des femmes d’Égypte. Son ouvrage Tahrir al-mar’a (« l’émancipation des femmes »), publié en 1898, reste un best-seller dans l’ensemble du monde arabe. Timide sur le port du voile comme sur la polygamie, il condamne surtout la réclusion des femmes. En 1901, il récidive : son livre intitulé La Femme nouvelle propose une émancipation inspirée du modèle européen.

Levée de boucliers des conservateurs, torrent de publications pour réfuter ses thèses. Il n’empêche, le statut des femmes, les rapports hommes-femmes sont désormais l’objet d’un débat politique.

Autre exemple, la Tunisie, où les premiers frémissements en faveur des femmes se font sentir dès 1897, quand le cheikh Muhammad as-Sanoussi se prononce pour l’instruction des filles, tout en défendant les prescriptions coraniques. Un mouvement politique libéral, le mouvement Jeune-Tunisien, au tournant du XIXe et XXe siècle, plaide lui aussi pour l’instruction des filles et la suppression du voile.

Le coup d’éclat vient cependant en 1930 de Tahar Haddad (2). Lettré de formation traditionnelle en même temps qu’un des fondateurs du syndicalisme en Tunisie, Tahar Haddad se déclare contre le mariage imposé, la répudiation unilatérale, le régime injuste de succession. Il provoque une réaction indignée du milieu des clercs, mais obtient l’adhésion des citadins, des bourgeois, des jeunes gens éclairés.

L’H. : Et les femmes elles-mêmes ? Ont-elles revendiqué leurs droits ?

L. V. : Oui, les femmes éduquées deviennent les premières porte-parole de ce qu’on appelait alors « l’émancipation des femmes » (3) : l’Égyptienne Malak Hifni Nasif, morte en 1918 à trente-deux ans, collabore à des journaux, pose la question du voile, celles de la polygamie et de l’éducation des filles.

Une autre pionnière est Huda Sharawi (1878-1947), leader incontestée du premier féminisme égyptien. Elle s’engage tôt dans le nouveau parti Wafd nationaliste et laïque, dont son époux est le vice-président. Elle organise les premières manifestations de femmes dans les rues du Caire, et lance, à l’ombre du Wafd, la première organisation féminine. Quand Saad Zaghlul, fondateur du Wafd, libéré de prison, rentre en Égypte en 1923, Huda Sharawi est sur le même bateau et ne porte plus le voile.

L’H. : Ces mouvements en faveur de l’émancipation des femmes, de leur scolarisation, ont-ils été suivis ?

L. V. : Oui, assez rapidement. D’autant que les dirigeants politiques reprennent ces revendications à leur compte. En Égypte, le vice-roi Méhémet-Ali ouvre dès 1832 une école de médecine réservée aux femmes. Mais elle n’attire guère les filles de bonne famille, et ce sont des esclaves éthiopiennes qui fournissent la première promotion...

En 1895 sont fondées les premières écoles publiques accueillant des filles, qui sont admises en 1901 à passer l’examen de fin d’études primaires. Elles accèdent à l’enseignement secondaire en 1925, elles franchissent le seuil de l’université en 1929. Le droit, bastion de la formation lettrée traditionnelle, recrute les premières étudiantes et, en 1933, une femme obtient son diplôme de droit - vingt ans avant l’université de Harvard ! Dernier bastion, Al-Azhar, lieu par excellence de la formation religieuse classique, s’ouvre aux jeunes filles en 1962.

D’une manière générale, les États ont joué un rôle décisif dans l’œuvre de modernisation globale de la société. Les dirigeants nationalistes n’ont pas conçu l’émancipation des femmes comme une priorité - celle-ci revenait à la libération politique -, mais ils ont voulu les mobiliser. Les femmes ont ainsi fait l’expérience de la décision, de l’organisation, de l’action.

Arrivés au pouvoir, les dirigeants nationalistes ont généralisé l’enseignement public et gratuit, créé ou développé des systèmes de santé publique, des services administratifs, où les femmes ont progressivement trouvé à s’employer.

Non seulement Atatürk dans la jeune république de Turquie, mais le roi d’Afghanistan, le chah d’Iran, encouragent l’abandon du voile en public dès les années 1920-1930. Au Maroc, en 1947, le sultan Mohammed V présente sa fille Aïcha sans voile aux notables du pays et lui fait lire un discours politique.

L’H. : Dans cette série, Atatürk tient-il une place à part ?

L. V. : Oui, Kemal Atatürk, qui prend la tête de la Turquie en 1920, impose une laïcisation de tous les rouages de l’État et, aussi bien aux hommes qu’aux femmes, l’occidentalisation de leur costume. Aux premiers, il interdit le port du fez au profit de la casquette ; aux secondes, il interdit le voile dans les écoles et les administrations. Précisons qu’il leur donne le droit de vote dix ans avant la France.

L’H. : Cette grande entreprise d’« occidentalisation » a-t-elle suscité des résistances ?

L. V. : L’adhésion est enthousiaste de la part des milieux éclairés, femmes et hommes. Beaucoup de textes articles, autobiographies ou livres de souvenirs évoquent ce changement, en même temps d’ailleurs que d’autres aspects de l’occidentalisation : théâtre, cafés, clubs, franc-maçonnerie, adoption de l’alphabet latin, etc.

On assiste cependant à des résistances locales, durement réprimées. La laïcisation forcée a été subie comme une violence dans certains milieux. Toutes les femmes ne se sont pas dévoilées, notamment les femmes restées analphabètes en Anatolie ou dans le monde rural.

L’H. : Vous avez connu la Tunisie des années 1940-1950. Le voile était-il répandu ?

L. V. : Très largement, sauf chez les étudiantes, ou les jeunes femmes éduquées, encore rares à l’époque. Dans les villes, les femmes s’enveloppaient dans un voile blanc (le safsari, ou le haïk), accompagné d’un masque de tissu noir avec une visière. On ne voyait que les yeux, et encore ceux-ci pouvaient être dissimulés par une pièce de tulle. Les femmes ont ensuite abandonné ce masque, tout en conservant le voile blanc dont elles serraient un pan entre les dents pour qu’un seul œil soit visible - et leur permettre de se diriger.

Puis on est passé au fichu simplement noué sur la nuque. Et à l’abandon complet du voile pour un grand nombre de femmes.

L’H. : Tout change avec l’indépendance, en 1956, et l’arrivée au pouvoir de Bourguiba ?

L. V. : En effet, Habib Bourguiba a accordé non seulement le droit de vote aux femmes, mais un code de la famille particulièrement avancé. Il a interdit la polygamie, élevé l’âge du mariage à dix-huit ans pour les filles. Les femmes sont entrées en masse dans les écoles, les universités, la haute administration... Le voile a reculé tandis que l’occidentalisation du costume féminin gagnait du terrain.

L’H. : Cependant le port du voile n’était pas interdit, contrairement à ce qui s’est passé en Turquie...

L. V. : Non, en Tunisie, la modernisation de la société n’a pas été imposée ; elle a été spontanée et volontaire, et les hommes comme les femmes ont adhéré de grand cœur à ce changement des mœurs.

Simultanément, Bourguiba a mis au pas les clercs. Les lettrés de formation traditionnelle ont été déchus de leur fonction judiciaire et pédagogique au profit d’un personnel de formation moderne, occidentale. Et tout le monde a marché.

Mais sous l’influence des fondamentalistes et des réformistes de l’islam plus ou moins radicaux, les choses se sont modifiées dans les années 1970.

L’H. : Que se passe-t-il dans les années 1970 ? Le revoilement des femmes ?

L. V. : Pas en Tunisie, où celles que tenterait l’islamisme rigoriste risquent des sanctions ; il est donc prudent de cacher ses convictions. Et puis l’ascension sociale et professionnelle des femmes reste forte.

Ce qui s’est produit en revanche, subrepticement, dans ce pays, c’est une « re-traditionalisation » de la société : dans les fêtes familiales, les hommes et les femmes tendent à se séparer maintenant. Les femmes danseront devant des femmes, pas devant des hommes. Cela, dans des milieux qui, il y a vingt ans, n’auraient jamais toléré une chose pareille...

Progressivement, les gens ont demandé l’ouverture de salles de prière dans les écoles ou les universités, le port du voile pour les femmes dans les administrations publiques, la possibilité de sortir de son bureau pour aller prier.

Pour des raisons politiques - contenir les progrès de la gauche en milieu étudiant surtout -, les autorités ont cédé du terrain.

Puis, après le coup de balancier en faveur des islamistes, elles ont mesuré les progrès de l’islam politique, et le gouvernement de Ben Ali, qui a chassé Bourguiba en 1987, a de nouveau interdit les pratiques religieuses dans les lieux publics, en particulier à l’école, où une stricte laïcité a été rétablie.

L’H. : Et en Turquie ?

L. V. : On estime qu’en Turquie, aujourd’hui, 65 % des femmes se couvrent la tête. Dans les grandes villes, beaucoup de femmes portent un fichu, ou encore un costume que je qualifierai de « néotraditionnel » : une espèce de redingote, terne et informe, qui leur arrive à la cheville et se superpose à une robe elle-même très longue, ainsi qu’un large foulard qui couvre la tête, les épaules et pratiquement tout le buste. Ces néocitadines veulent maintenir des valeurs de chasteté, d’invisibilité dans l’espace public.

L’H. : Comment expliquer ce recul de la condition des femmes ?

L. V. : Le renversement est progressif, et il accompagne deux changements simultanés. Premier changement, les femmes sont de plus en plus présentes dans les espaces mixtes, travaillant, faisant des courses ou des démarches diverses, empruntant les transports en commun. La mixité s’est répandue dans les écoles dans l’ensemble de l’Afrique du Nord, mais aussi dans les stades, dans des pays où les sports sont très populaires : vous avez donc des championnes de judo, de course ou de basket-ball.

Jamais on n’a vu tant de femmes dans les rues du Caire ou à Alexandrie. Elles sont partout, aussi visibles que les hommes. Se couvrir est un code de bienséance, une manière pour elles de restaurer une sorte de réclusion ce qui rassure les hommes sur la bonne conduite de leur épouse lorsqu’elle s’éloigne de son foyer.

Le deuxième changement, lui, a une signification politique : c’est ce que l’on pourrait appeler l’« islamisation » des consciences, qui s’est produite sous l’effet du discours islamiste, depuis une trentaine d’années. L’action des fondamentalistes a popularisé l’idée que les femmes ne pouvaient se montrer dans l’espace mixte que vêtues de ces vêtements informes. C’est aussi une réaction contre l’excessive licence qui, selon eux, règne en Occident.

L’H. : En même temps, la télévision apporte sans relâche les images de cet Occident décadent...

L. V. : Oui... D’un côté on écoute les programmes arabes - pour certains, très masculins, très rigoristes, d’inspiration wahhabite. De l’autre, on regarde les programmes américains ou occidentaux, des publicités où le corps des femmes est exhibé... Tout ça ne fait pas bon ménage !

L’un des moyens de défense est de réimposer une certaine modestie du vêtement, des pratiques. Il y a des codes à respecter : en Afrique du Nord, lorsque des adolescentes, l’été, se rendent à la plage, elles le feront plutôt en groupe et garderont une certaine réserve. Si des bandes de garçons viennent s’y installer, ils devront conserver leurs distances. Si un garçon et une fille entretiennent des rapports intimes, il vaut mieux qu’ils se dissimulent.

L’H. : L’obsession des fondamentalistes à vouloir couvrir les femmes, n’est-ce pas un signe de difficulté de la relation entre les deux sexes, de la diabolisation du corps féminin ?

L. V. : La vocation des fondamentalistes les plus radicaux est d’imposer la charia, c’est-à-dire le droit musulman, à la société. Je précise que les modérés, par exemple dans les sociétés occidentales, estiment que le droit du pays où ils vivent l’emporte sur le droit musulman, réservant les normes de l’islam au domaine privé et à la sphère religieuse. Les plus radicaux, eux, aspirent à réislamiser la société, donc à imposer le droit dans tous les domaines.

Ils admettent néanmoins que certaines parties du droit musulman sont anachroniques et donc caduques : dans l’Iran révolutionnaire, on n’a pas rétabli le statut de dhimmi , le statut inférieur des non-musulmans, juifs ou Arméniens en l’occurrence. De même, aucun pays d’islam n’a rétabli officiellement l’esclavage. Même en Arabie Saoudite, on se défend d’avoir des esclaves, alors que le droit musulman l’autorise. Tout le monde paraît admettre que, socialement, historiquement, ce n’est plus acceptable. Alors que sur les relations entre hommes et femmes, sur la répudiation, le divorce, l’adultère, le droit successoral, les fondamentalistes sont intraitables.

Or ils donnent le ton, car ils ont un effet d’intimidation sur les lettrés, légitimes détenteurs du droit et de la jurisprudence, qui, sans être eux-mêmes fondamentalistes, ne veulent pas être pris en défaut et n’osent pas s’y opposer.

L’H. : Et en France ? On voit aujourd’hui plus de femmes voilées qu’il y a trente ans. Comment expliquer cette évolution ?

L. V. : D’abord les musulmanes sont beaucoup plus nombreuses dans la société française aujourd’hui. Ensuite elles sont moins reléguées qu’avant dans les bidonvilles ou recluses dans leur appartement. Et puis, s’agit-il vraiment d’un ample mouvement ? Il me semble minoritaire. Mais l’aspect statistique est secondaire. Si, en effet, la tendance est à la diffusion du phénomène, on doit effectivement s’interroger.

Il me semble que, pour une part, l’adoption du voile est volontaire ; il s’agit d’un code social, vestimentaire, que les jeunes filles choisissent pour se différencier des autres : des non-musulmanes d’une part, des adultes de la génération de leur mère d’autre part. C’est aussi une affirmation de chasteté, de séparation : « Vous ne devez pas me voir et essayer de me séduire ». C’est peut-être aussi une concession au père : « Je fréquente l’école, le métro, les grands magasins, mais je ne déshonore pas ma famille ».

L’H. : Peut-on vraiment considérer qu’une femme qui se voile le fait toujours par libre choix ?

L. V. : Je fais intervenir le choix volontaire comme l’une des possibilités qu’il ne faut pas écarter, et qu’il faut respecter. Mais il y a aussi évidemment la contrainte exercée par les parents et l’influence de l’idéologie islamiste, qui dénonce l’affranchissement des filles ou leur immodestie, et leur impose des normes vestimentaires.

Remarquez qu’ils ne l’exigent pas des garçons : s’il s’agit de se différencier des non-musulmans, après tout ces jeunes croyants devraient se coiffer d’une calotte ou d’un turban, porter la barbe, ou renoncer au jeans pour adopter un vêtement qui les distingue. On tolère très bien que les garçons fréquentent des non-musulmanes, alors que l’on tolère moins, ou qu’on sanctionne les filles qui fréquentent des non-musulmans, même dans des milieux qui ne sont pas acquis au fondamentalisme.

Toutefois, il ne faudrait pas exagérer le phénomène. Je pense que, chez les jeunes musulmans de France, Zinedine Zidane est plus populaire que les fondamentalistes, la musique raï plus que les prédications d’inspiration wahhabite, et que la volonté, chez les jeunes musulmans, d’être comme les gens de leur classe d’âge est probablement plus forte que celle de se distinguer par un costume particulier.

L’H. : Et à l’école ? Le foulard, n’est-ce pas le signe d’une inégalité entre les garçons et les filles ? D’une méfiance aussi par rapport à l’école et à ses valeurs ?

L. V. : Sans doute, d’autres demandes allant dans le même sens : la dispense des cours de gymnastique pour les jeunes filles, des protestations sur l’enseignement de telle ou telle matière, de tel ou tel auteur. On assiste à une sorte de surenchère, à l’intérieur même du système scolaire public.

Et là, je pense que le système doit être défendu : l’égalité d’accès aux connaissances, l’uniformité des programmes scolaires doivent être réaffirmées fermement. Pour ceux qui n’en seraient pas satisfaits, il reste les écoles privées. Or, jusqu’à la dernière rentrée, il n’y avait qu’une seule école religieuse musulmane en France, à la Réunion !

L’H. : Les choses ne seraient-elles pas facilitées si on interdisait par la loi le port du foulard à l’école ?

L. V. : Une réglementation pragmatique, variable selon les conditions locales, et modulable dans le temps, me paraît préférable à une législation générale. On ne peut pas plus imposer aux unes de renoncer au foulard qu’on interdira aux autres de se percer le nez. Mais on peut dialoguer.

En retour, dans les écoles où les élèves sont majoritairement musulmans, ne pourrait-on pas, en début d’année scolaire et une fois informés des calendriers juif ou musulman, éviter de faire coïncider des examens nationaux avec les grandes fêtes ?

Le besoin de dialogue est général. A l’échelle locale, on a su trouver des solutions pragmatiques à divers problèmes inédits sans avoir à légiférer : carrés spéciaux dans les cimetières, espace aménagé pour les rituels mortuaires dans les hôpitaux publics, construction de mosquées - ici, avec de fortes résistances qui révèlent moins un attachement à la laïcité qu’une certaine islamophobie.

L’H. : Revenons au voile. Si l’on imagine que ces jeunes filles sont contraintes, n’y a-t-il pas un devoir de les aider à préserver leurs droits ?

L. V. : Il faut effectivement préserver à la fois les droits individuels et l’intérêt général. Il faut faire respecter la devise « Liberté, Égalité, Fraternité ».

Un ouvrage récent et passionnant révèle qu’en Norvège, au nom du pluralisme culturel, on a toléré que des adolescentes soient arrachées à l’école et mariées contre leur gré à des hommes originaires de leur pays (4). Les services de protection de l’enfance, auxquels certaines jeunes filles se sont adressées, les ont renvoyées dans leurs familles au nom du respect du droit des parents et de leur culture. On a même toléré que des jeunes filles musulmanes soient persécutées - parfois jusqu’au meurtre - par leur famille parce qu’elles fréquentaient des garçons de leur âge, voire des non-musulmans.

Il a fallu dans ce pays plusieurs cas tragiques pour que l’on s’émeuve, y compris parmi les musulmans, des limites du pluralisme culturel. Les droits individuels et l’égalité de principe entre hommes et femmes avaient été sacrifiés au nom du respect de la culture minoritaire de tel groupe immigré. Ce sont des musulmans eux-mêmes qui le disent : lorsqu’un Norvégien refuse de donner sa fille à un musulman, c’est du racisme, et lorsqu’un musulman refuse de donner sa fille à un Norvégien, c’est de la culture ; lorsqu’un musulman est battu, c’est de la torture, lorsqu’une musulmane est battue, c’est de la culture...

L’H. : Et en France, quelle est la position des musulmans ? A force de tolérance vis-à-vis du « pluralisme culturel », ne court-on pas un risque de dérive communautaire ?

L. V. : Il faut bien voir d’abord que, dans l’ensemble des pays d’Europe, et en France particulièrement, nos compatriotes issus de l’immigration ont changé. Ils sont plus détachés du pays d’origine de leurs parents, n’en parlent pas la langue, et leur projet n’est plus du tout le retour au pays.

Leurs comportements, leurs goûts, sont de plus en plus alignés sur ceux du reste de la société (5). Sur le plan démographique : réduction de la taille des familles, élévation de l’âge du mariage, disparition de la polygamie. Sur le plan professionnel : diversification des métiers, éducation des filles, accès à l’université. Sur le plan religieux : faible observance des pratiques quotidiennes, mais célébration des grandes fêtes... Sur le plan politique : les descendants d’immigrés deviennent les citoyens ordinaires de la société dans laquelle ils ont grandi. L’intégration est en cours.

Les porte-parole de ces minorités ont changé eux aussi. Ils appartiennent à des élites professionnelles. Médecins, avocats, professeurs, membres d’associations, ils possèdent tous les outils, juridiques, politiques, médiatiques, et maîtrisent les armes de la rhétorique. Les uns demandent une plus grande intégration des descendants d’immigrés, les autres, femmes, protestent contre les violences et les pressions que leur milieu leur fait subir.

Mais c’est aussi au nom de la modernité que des musulmans de France invoquent le pluralisme culturel et la tolérance religieuse pour demander la reconnaissance d’une place spécifique pour l’islam, deuxième religion en France : c’est cette place qu’il s’agit de dessiner.

Cela sans se cacher qu’il y a des problèmes réels à l’intérieur des populations issues de l’immigration, y compris en France : des tensions entre générations, entre filles et garçons, entre hommes et femmes, entre ceux qui veulent réintroduire un contrôle sur les femmes et l’application des normes islamiques et ceux qui veulent s’en affranchir. Des tensions qui peuvent se manifester par des violences exercées contre les femmes.

Il faut en être conscient, les évoquer sans tabou, les traiter sans complaisance. Les institutions doivent simultanément protéger les droits individuels et défendre la conformité au droit démocratique.

(1) F. Mernissi, Le Harem politique. Le Prophète et les femmes, Paris, Albin Michel, 1987. La sociologue souligne que ces textes misogynes font l’objet de rééditions récentes et sont la référence des fondamentalistes.

(2) T. Haddad, Notre femme dans le droit et dans la société, 1930.

(3) Cf. Margot Badran, Feminists, Islam and Nation. Gender and the Making of Modern Egypt, Princeton University Press, 1995.

(4) Cf. Unni Wikan, Generous Betrayal. Politics of Culture in the New Europe, Chicago et Londres, Chicago University Press, 2002.

(5) Cf. Jocelyne Cesari, Catherine de Wenden dir., « Musulmans d’Europe », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien (CEMOTI) n° 33, 2002.

Nous contacter

Veuillez entrer votre nom.
Veuillez entrer un sujet.
Veuillez entrer un message.
Veuillez vérifier le captcha pour prouver que vous n'êtes pas un robot.