VOUS ENTENDREZ PARLER DE LUI

Paroles Georges Moustaki
Musique Georges Moustaki
Interprète Barbara
Année 1961

Le quatrième super 45 tours de Barbara marque sa première collaboration avec Georges Moustaki, qu'elle retrouvera assez régulièrement par la suite (ex.La dame brune ; Moi je me balance). La face A du disque est en effet constituée de deux chansons écrites par l'auteur de Milord : une reprise de De Shanghaï (sic) à Bangkok d'abord, puis un inédit, Vous entendrez parler de lui, première chanson du répertoire de Barbara où se profile, derrière l'histoire d'un homme qui, victime de rumeurs malveillantes, doit "quitter le pays", l'ombre du père absent de la chanteuse.

LA DISPARITION DU PÈRE
(Barbara Portrait en clair-obscur ; Valérie Lehoux ; 2007 ; Editions Fayard / Chorus)

Les Serf habitent alors à Paris, rue Vitruve. Jacques loue un piano à sa fille, plus que jamais accrochée à son désir de chanter. Lui, est de plus en plus souvent absent. Et terne. Il perd son travail, se laisse gagner par la déprime. Esther se replie sur elle-même, inconsolable orpheline de sa mère. Le couple se dilue et se délite. Un jour de 1949, Jacques Serf disparaît sans laisser d'adresse ni d'explication. Ni à sa femme, ni à sa fille.

Où va-t-il ? En 1950, on l'aperçoit à Saint-Marcellin. Il se dit représentant en gelée royale. Et, comme au temps de la guerre, il se rend à l'hôtel Serve. « Il est resté un jour, un jour et demi, raconte madame Serve. Il n'avait pas d'argent. Je lui en ai donné. Il devait vraiment en avoir besoin, ce n'était pas le genre à réclamer. Je ne sais pas où il pouvait aller. Il était triste, pas d'une envergure terrible. Il m'a dit "Je suis tout seul", il ne m'a pas dit pourquoi. »

Quelques mois plus tard, il est à Nantes. Que fait-il ?

Un témoignage le dit à demi clochard, un autre le fait docker, un troisième assure qu'il travaille pour le compte de la marine marchande. C'est possible : à l'époque, les agréments s'obtiennent facilement. A Nantes comme ailleurs, Jacques s'est surtout trouvé quelques amis, joueurs invétérés dont il partage les interminables parties de poker. On l'appelle « Monseigneur », marque de respect devant cet homme qui en impose par sa prestance et sa carrure.

Barbara sait-elle que son père vit à Nantes ? Non, dit-elle. « C'est faux ! assure Sophie Makhno. Elle l'a su par le plus grand des hasards : un représentant de Pathé-Marconi était allé boire un verre sur le port de Nantes ; or, ce jour-là, Barbara est passée dans une émission de télé. Il y avait un poste dans le bistrot. Un homme a dit : « C'est ma fille ! » Le représentant s'est immiscé dans la conversation et c'est lui a appris à Barbara où était son père. De ce jour-là elle ne lui a plus jamais adressé la parole. »

Alors, savait-elle ou non ? Et surtout, le revit-elle vivant ? A l'en croire, jamais... Mais à travers le temps, deux témoignages viennent jeter le doute. Celui d'Hubert Ballay, d'abord, grand amour de jeunesse : « Nous nous sommes beaucoup fréquentés à la fin des années 50 et à cette époque, elle me parlait tout le temps de son père. Tout le temps. Elle me disait par exemple qu'après son départ du domicile conjugal, elle l'avait aperçu plusieurs fois, en bas de leur appartement, assis sur un banc. Et que de toute la famille, elle était la seule à l'avoir reconnu. » Témoignage encore de Jacques Vynckier, fidèle ami rencontré à Bruxelles : « Un jour de 1954 ou 1955, je marchais avec elle, à Paris, le long du boulevard Saint-Michel. Nous allions dîner, nous parlions tranquillement. Puis subitement, elle m'a pris par le bras en essayant de se dissimuler derrière moi, complétement apeurée, et m'a dit : "Cache-moi, cache-moi ! Il y a quelqu'un que je ne veux pas voir !" Elle semblait totalement sous le choc. Je ne l'avais jamais vue dans cet état auparavant, et je ne l'y ai plus revue ensuite. Ce jour-là, à Paris, nous avons croisé des gens. Quelques instants plus tard, elle a respiré et m'a dit : "C'était mon père." Je n'ai pas posé de questions. »

Quoi qu'il en soit, une chose, au moins, semble claire : à aucun moment Barbara et son père ne renouèrent le contact. Jamais elle ne sut ce qui traversa l'esprit de cet homme durant ces années de silence, et ne pas savoir fut pour elle une peine de plus, lancinante. Questions sans réponse : Regrettait-il ? Souffrait-il ? Etait-ce lui, l'auteur de ces coups de fil muets qui résonnaient parfois dans l'appartement de la rue Vitruve ?

Elle est là, justement, rue Vitruve, lorsqu'elle apprend la nouvelle. Le 21 décembre 1959, le téléphone sonne et c'est elle qui décroche. Au bout du fil : « Votre père est mort il y a quarante-huit heures. » Monique a vingt-neuf ans. A Nantes, elle fait d'abord le voyage seule, marchant comme une somnambule dans les pas de cet homme absent depuis dix ans. « Mon plus grand désespoir sera de n'avoir pu dire à ce père que j'ai tant détesté : "Je te pardonne, tu peux dormir tranquille. Je m'en suis sortie, puisque je chante !" »

Quelques jours plus tard, elle revient avec son petit frère pour coucher leur père dans son « jardin de pierre ». « Tout au long du retour, je palpe au fond de ma poche les lunettes d'écaille, pauvre héritage auquel je m'accroche comme à la chaleur d'une main. »

A Nantes Barbara vient d'enterrer son père, pas son passé.

Drôle de passé, plus présent que passé. Longtemps elle n'a rien dit. Puis elle a dit, puis elle est morte. Ses mémoires posthumes sont une claque, aussi cinglante à chaque lecture. La pudeur de Barbara était une élégance. Son courage était sa force. Aujourd'hui, raconter son histoire, c'est revenir sans cesse à ses mots et à ses maux.

« De ces humiliations infligées à l'enfance, de ces hautes turbulences, de ces descentes au fond du fond, j'ai toujours resurgi. Sûr, il m'a fallu un sacré goût de vivre, une sacrée envie d'être heureuse, une sacrée volonté d'atteindre le plaisir dans les bras d'un homme, pour me sentir un jour purifiée de tout, longtemps après. »

Images en vrac, longtemps après.

A Bruxelles, en 1953 : Barbara demande à une amie de lui confectionner sa première robe de scène, toute simple, toute noire, et surtout sans décolleté devant.

A Paris, en 1970 : chez elle, le salon est lumineux, mais la chambre toujours plongée dans une semi-obscurité.

Partout, du début à la fin : elle s'habille en superposant les vêtements, chemisiers, pulls, châles, capes ; elle les empile les uns sur les autres à la manière des adolescentes qui détestent leur corps et le dissimulent sous des couches de tissu.

« Je superpose les vêtements parce que, jeune, j'ai eu froid », disait-elle. C'est vrai, elle avait aussi eu froid.

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