SABLES MOUVANTS
Paroles | Barbara | |
Musique | Barbara | |
Interprète | Barbara | |
Année | 1993 (inédit 1994) |
Dernier avatar sur une voix à court de souffle d'un thème récurrent chez Barbara (ex.Le bel âge ; Marie Chenevance), les "amours condamnées" entre une femme et un homme beaucoup plus jeune ("Tu es printemps / Je suis hiver"), miroir inversé de la relation incestueuse de l'auteure avec son père, pour cette chanson créée au Châtelet en 1993 et reprise, comme Le jour se lève encore, trois ans plus tard sur le dernier album studio, Il me revient.
JUSQU'AU BOUT
(Barbara Portrait en clair-obscur ; Valérie Lehoux ; 2007 ; Editions Chorus / Fayard)
Ce qui la brûle aussi, c'est son désir de chanter, de prendre la route, quel que soit son état de fatigue. Barbara est souvent allée jusqu'au bout de ses forces pour assurer ses concerts. Excessive, toujours ; entière, absolument. Tout au long de sa vie, elle a royalement ignoré les recommandations de ses médecins et de ses amis. Même Charley Marouani eut les plus grandes peines du monde à la raisonner. Quand on sait ce que la scène représentait pour elle, il ne faut pas s'en étonner : la priver de chanter, c'était l'empêcher de respirer.
Dieu sait pourtant si, parfois, sa santé fut chancelante et son corps épuisé. Ce corps qu'elle avait si patiemment façonné, elle ne l'a jamais ménagé. Certains vous diront même qu'elle l'a franchement maltraité.
Il y eut d'abord les médicaments, absorbés en quantités astronomiques dès le début des années 60. C'est l'époque de L'Ecluse. Barbara est ravie de chanter, mais déjà morte de peur à l'idée d'affronter des spectateurs si proches, dans cette petite salle en longueur. Alors elle se dope. Elle avale des cachets de Corydrane, un comprimé à base d'amphétamine qui lui donne un redoutable coup de fouet. « J'entends encore Léo Noël, l'un des patrons de L'Ecluse, lui dire d'arrêter, que ça allait finir par la rendre malade », se souvient la pianiste Yvonne Schmitt. Mais Barbara n'arrête pas.
Au contraire. Quand Sophie Makhno devient son agent, elle découvre une jeune femme irraisonnable qui ensevelit ses angoisses sous une montagne de médicaments. « Elle avait une pharmacienne assez laxiste qui lui donnait tout ce qu'elle voulait. Un jour, j'ai ouvert son armoire à pharmacie, j'ai tout mis dans un sac-poubelle et tout jeté. Elle me regardait en souriant avec un air de se foutre de moi... Elle se foutait bien de moi ! Sans rien dire, elle m'a montré qu'elle en avait caché partout : sous la toile de son piano, sous son matelas, dans ses fauteuils, partout. Des somnifères, des euphorisants, du Dominal, un neuroleptique. Elle avait même dans son sac des tablettes d'Equanil, un anxiolytique ; elle en mangeait comme des bonbons. Elle disait : "Je n'ai pas beaucoup de talent, mais j'ai une santé de fer !" Il est clair qu'elle aurait pu mourir jeune d'une overdose de médicaments. »
Marie Chaix arrive quelques années plus tard, et fait le même constat. « Elle prenait beaucoup de choses parce qu'elle était d'une angoisse effrayante. Elle ne dormait pas. Et quand elle était très fatiguée, pour pouvoir chanter, elle prenait des pilules qui la dopaient... Elle avalait les tubes de Corydrane comme de l'aspirine. Elle en prenait six ou dix à la fois, elle avalait n'importe quoi. Elle avait besoin d'énergie pour être en scène. » Sans compter le fameux zan qui, sous ses airs inoffensifs, fait grimper sa tension. Et du zan elle en prend tout le temps !
Rude traitement. Corps bousculé. Et son irrépressible besoin de chanter, évidemment, n'arrange rien.
Au début des années 70, Barbara se produit à La Tête de l'Art. André Gaillard aussi. « Je l'ai vue arriver en ambulance - en fait, une voiture assez ordinaire. Elle a fait son spectacle, puis est repartie avec la même ambulance pour dormir à l'Hôpital américain. » Apparemment, Barbara vient d'attraper l'une de ces satanées pneumonies qui lui pourrissent la vie. « Charley Marouani m'a téléphoné pour me dire qu'elle serait absente, raconte l'éclairagiste (1). Mais, quelques heures avant le lever de rideau, elle est arrivée en blouse blanche, très pâle [...] Elle ne voulait pas que Charley le sache, il aurait été fou de colère ! » C'est terrible de chanter quand on ne peut plus respirer. A La Tête de l'Art, au milieu du récital, Barbara se lance, mine de rien, dans un long monologue drolatique. Elle fait rire la salle. Le temps de recouvrer un peu de souffle.
En 1978, autre spectacle, autre malchance : une phlébite. N'importe qui aurait alors suivi le seul conseil possible : le repos. Pas elle ! A Créteil, elle chante presque comme si de rien n'était, mais passe l'essentiel du spectacle coincée derrière son piano - ce qui n'est alors plus du tout dans ses habitudes. Plus tard, dans la soirée, elle quitte le théâtre en s'appuyant sur une canne.
Rebelote, quelques semaines plus tard, à Maisons-Alfort : au public qui s'étonne de la voir si statique, elle explique que le parquet de la scène est si bien ciré qu'elle risquerait de glisser en se levant !
Des anecdotes de ce type, il en existe des dizaines dans l'histoire de Barbara. Des concerts menés par la seule force de sa volonté ; des piqûres de cortisone pour que la voix tienne bon ; des quasi-évanouissements - ou des évanouissements tout courts - dès que le rideau se ferme, tant la fatigue est grande. « J'ai chanté avec une cheville cassée, un doigt ouvert. On ne sent plus la douleur quand on chante. Un jour, je saignais de la main. Je suis entrée sur scène, le sang s'est arrêté de couler. Puis a recommencé quand j'en suis sortie. » (2)
L'ultime tournée, en 1994, reste sans doute la plus incroyable de toutes : Barbara a soixante-quatre ans, elle émerge tout juste d'une double pneumonie qui l'a contrainte à annuler la moitié de ses récitals au Châtelet. A peine remise, elle veut repartir, honorer toutes les dates de province prévues sur le calendrier. Deux mois de tournée à sillonner la France : de la folie ! Ses médecins sont contre, ses amis sont contre... Même ses assureurs ne veulent pas la prendre en charge ! Personne ne la croit capable de tenir le rythme infernal d'une tournée.
Elle part pourtant, fatiguée, c'est sûr, mais plus que jamais obstinée. Contre l'avis général, elle entame le dernier voyage de sa longue route. De nouveau, elle se dope. Elle tient. Elle chante tous les soirs et tous les soirs elle triomphe. Parfois, elle est à bout de souffle, mais le public la porte ; il est de plus en plus jeune et de plus en plus enthousiaste. La tournée de 1994 est une sorte de miracle, le paroxysme d'une vie tout entière tournée vers la chanson. Le dernier soir, à Tours, Barbara n'en peut plus, mais les deux mille spectateurs ne remarquent rien. Fait rarissime, elle descend parmi eux, au milieu de la salle. Le regard fixe, dans un état second, elle ouvre grands les bras et les referme comme si elle enlaçait la foule, comme si elle l'emportait. Barbara vient de chanter pour la dernière fois sur scène. « Le 26 mars 1994, après mon tout dernier concert à Tours, je suis remontée dans ma voiture, je peux vous dire que je n'étais plus qu'une femme épuisée, douloureuse, vidée, morcelée, déconstruite. »
« Elle est morte d'épuisement. Elle a été jusqu'au bout de ses forces pour continuer à chanter. C'était ça. Ce n'était que ça, sa vie. » L'appréciation est de Gérard Daguerre (3). Il la connaissait bien. Il parle peu. Et tout ce qu'il dit d'elle, il le pèse avec une précision de diamantaire. D'ailleurs, si on l'écoute bien, Barbara ne disait pas autre chose. « La chanson est ma médecine et mon poison », répétait-elle souvent. Survie et épuisement intimement mêlés.
Pour cela comme pour le reste, elle avait tout compris ; elle n'aurait pas renoncé pour autant. La journaliste Angèle Guller aimait à rappeler ses origines slaves ; et c'est vrai qu'il y avait peut-être une fougue très russe dans un comportement si peu tempéré.
(1) Rappelle-toi Barbara, Sophie Delassein, Editions 10/18, 2002.
(2) Télérama ; 21 novembre 1979.
(3) Lettre des Amis de Barbara, n°10, été 2002.