NANTES
Paroles | Barbara | |
Musique | Barbara | |
Interprète | Barbara | |
Année | 1963 (inédit 1964) |
Ebauchée en 1959, créée au Théâtre des Capucines en novembre 1963, publiée en mai 1964 sur le sixième super 45 tours de Barbara, Nantes est donc le fruit d'une longue et difficile gestation. Chantée en piano-voix, avec quelques mesures de contrebasse, Nantes adopte une forme narrative très élaborée pour relater la mort du père absent de la chanteuse (cf. Vous entendrez parler de lui). Si Barbara prend au passage beaucoup de libertés avec la réalité des faits, elle traite surtout le rendez-vous manqué comme une histoire d'amour : l'identité de l'inconnu qu'elle s'empresse d'aller rejoindre n'est révélée qu'à la fin de la chanson, alors que tout semblait indiquer jusque-là qu'elle se rendait au chevet d'un ancien amant agonisant. Que ce père lui ait jadis imposé les supplices de l'inceste (cf. Au cœur de la nuit) n'en rend que plus évidente la dimension cathartique de Nantes et explique les difficultés à accoucher de la chanson, comme la fascination qu'elle a toujours exercée sur le public, plus ou moins conscient qu'il y avait un non-dit inavouable derrière ces confidences douloureuses.
LA CRÉATION DE NANTES
(Barbara Portrait en clair-obscur ; Valérie Lehoux ; 2007 ; Editions Fayard / Chorus)
Depuis deux ou trois ans, la déferlante yéyé submerge tout sur son passage, et ceux qui ne cèdent pas à ses sirènes hurlantes ont de plus en plus de mal à se faire entendre. Or Barbara n'est pas yéyé. Donc pas dans l'air du temps. Pour elle comme pour tous ceux de la rive gauche, l'époque est en train de virer au casse-tête, voire au casse-pipe : comment faire pour progresser quand les grandes salles vous ferment leurs portes et que les radios vous éjectent de leurs ondes ? Comment élargir son audience, briser les carcans, passer sur cette fameuse rive droite, terre promise du music-hall ? A l'ère bondissante de Salut les copains, des dizaines de chanteurs pas yéyé pour deux sous se cognent à un infranchissable mur de sons électriques et dansants. A priori, Barbara est du mauvais côté du mur. Si ce n'est qu'elle, elle va le franchir.
Merci, Gilbert Sommier : il lui aura donné le coup de pouce qu'il fallait. Cet amoureux de mots et de musiques, observateur subtil et audacieux, a bien saisi le problème de la chanson dite « à texte ». Et, pour le résoudre, il a une idée lumineuse : investir un théâtre une fois par semaine - le jour de relâche - afin d'y inviter de jeunes artistes qui peinent à sortir du circuit trop fermé des cabarets. Sommier non plus n'est pas yéyé. N'en déplaise à la mode, il aime passionnément la chanson et il est bien décidé à le faire savoir.
Logiquement, il choisit d'abord de lancer ses soirées dans le théâtre qu'il connaît le mieux puisqu'il en est l'administrateur : La Huchette. Et, tout de suite, la salle est pleine. Un public éclairé de curieux et de professionnels vient chaque semaine y renifler la nouveauté issue des cabarets ou de nulle part. L'affluence est telle que Gilbert Sommier doit vite opter pour une salle plus grande, le théâtre des Capucines... judicieusement placé juste en face de l'Olympia ! Et l'aventure prend en quelques mois une ampleur inespérée : Philips accepte de donner un coup de main à la promo de ses soirées, baptisées Les Mardis de la chanson ; quant à la jeune manager Sophie Makhno (1), elle est recrutée pour présenter sur scène les artistes programmés. En novembre 1963, c'est Barbara qu'elle présente au public, invitée des Mardis de la chanson de Gilbert Sommier pendant quatre semaines d'affilée (2).
Il paraît qu'elle a longtemps hésité avant d'accepter l'invitation. Pourtant, les concerts du théâtre des Capucines seront essentiels. Non pas un point de départ - l'histoire est commencée depuis déjà tant d'années ! - ni même un point d'orgue, mais incontestablement un point cardinal. A plusieurs titres. D'abord pour elle : « Mes frères, ma sœur et ma mère ont accepté de venir pour la première fois tous ensemble, et j'en suis à la fois heureuse et très impressionnée. » Ensuite, parce que, d'un point de vue strictement professionnel, elle va y gagner des contacts précieux. Enfin et surtout parce que, devant ce public qui ne la connaît pas, elle va enfin assumer ses propres chansons... Et quelles chansons !
Imaginez-la entrant en scène, ce mardi soir de novembre 1963, s'asseyant au piano, la voix claire mais le regard absorbé par les souvenirs, dévoilant les premiers mots du texte qu'elle vient à peine de terminer : « Il pleut sur Nantes, donne-moi la main / Le ciel de Nantes rend mon cœur chagrin... » Devant une salle suspendue, Barbara, chanteuse de trente-trois ans totalement inconnue du grand public, est en train de créer un morceau de légende.
Un peu plus tôt, pendant les répétitions, elle peaufinait encore son texte sous l'œil intrigué de Sophie Makhno.
« Je ne sais pas si quelqu'un a retrouvé tous les brouillons de Nantes, mais elle a noirci je ne sais combien de feuilles ! Elle était dans sa bulle, il fallait la voir... Pourtant, il y avait une loge commune qu'on devait libérer pour les autres... Mais elle, elle semblait isolée. Et elle raturait, elle raturait. Nantes, c'était une chanson horriblement difficile à finir. Elle la réécrivait de façon compulsive. D'ailleurs, aux Capucines, elle en a chanté une version un peu différente de celle qu'on a connue plus tard.
- En la voyant ainsi raturer et raturer encore, aviez-vous le sentiment qu'elle était en train de sortir une grande chanson ?
- On sentait qu'il se passait quelque chose. On ne savait pas ce que ça allait donner. »
Nantes... La plainte est lente, les mots pudiques, la mélodie lancinante, la douleur immense et la perte lourde. « Au chemin qui longe la mer / A l'ombre du jardin de pierre... » Dans la chanson, un homme se meurt. Qui est donc celui qu'elle pleure, qu'elle dit avoir « couché dessous les roses » ? Sa voix s'élance dans le silence. « Mon père, mon père... » Le public des Mardis de la chanson en a le souffle coupé, tant l'émotion est forte.
Au sortir du théâtre des Capucines, tout le monde est remué. Louis Hazan, le directeur de Philips, se dit sous le charme ; Sophie Makhno, impressionnée, accepte de travailler pour Barbara ; Denise Glaser, l'animatrice du célèbre Discorama, décide sur-le-champ de lui consacrer une émission et d'y présenter cette fabuleuse chanson qu'elle vient de découvrir. Nantes n'existe pas encore sur disque ? Pas grave, s'il faut absolument montrer quelque chose à la caméra, elle fera fabriquer une fausse pochette !
Depuis, ce Discorama est entré dans les annales du petit écran : une émission très sérieuse qui fait la promotion d'un disque virtuel, c'est pour le moins cocasse ! Mais, en l'occurrence, pas très étonnant : Denise Glaser adorait Barbara. Elle l'invita souvent sur les plateaux télévisés, et les interviews qu'elle y réalisa furent parmi les plus belles. D'ailleurs, Barbara lui manifesta toute sa vie une indéfectible fidélité. Et quand, dans les années 80, le cancer emporta la journaliste dans le dénuement et l'indifférence à peu près générale, Barbara fut l'une des seules artistes à se déplacer au petit matin pour lui rendre hommage.
Nantes... Chaque fois qu'elle la chante, c'est le même silence dans la salle. Aux Capucines comme à L'Ecluse. Marc Chevalier se rappelle : « Pour moi, c'est un souvenir splendide et inoubliable. J'étais en coulisses, elle s'est mise à chanter et on a tous écouté comme ça... Suspendus. C'était splendide. Il y avait une atmosphère d'écoute remarquable. Tout le monde se taisait. Ce fut l'un des moments les plus forts de toute L'Ecluse. » Marie Chaix (3) ne connaît pas encore Barbara quand elle entend Nantes pour la première fois : « Cette chanson m'a fait un effet extraordinaire. Tellement fort que je me rappelle très bien : j'étais assise à L'Ecluse, à la table juste sous son nez, contre l'estrade et le piano droit. Et puis elle a commencé à chanter Nantes... Je l'ai entendu comme une femme qui est en deuil et qui pleure son amour. La fin, évidemment, est fracassante et m'a laissée... J'ai cru que je n'allais plus pouvoir me lever. C'était la chanson la plus incroyable que j'avais jamais entendue. Et la mieux faite. J'ai été liquéfiée d'admiration. »
(1) Qui s'appelle à l'époque Françoise Lo.
(2) Face à l'affluence, trois autres mardis furent ajoutés au programme initial. Barbara chanta donc sept fois aux Capucines, les 5, 12, 19 et 26 novembre, ainsi que les 3, 10 et 17 décembre 1963.
(3) Assistante de Barbara de 1966 à 1970.