MR CAPONE
Paroles | François Wertheimer | |
Musique | Barbara | |
Interprète | Barbara | |
Année | 1973 |
Des fragments de tango pour une chanson (la deuxième de Barbara, après Madame, à adopter la forme d'une lettre) plus parlée que chantée (avec un phrasé théâtral) et qui témoigne encore une fois (cf. Le Minotaure et Marienbad rien que pour l'album La Louve) de l'attrait de la chanteuse pour les êtres monstrueux, métaphores probables de son père.
SOUS LA LOI D'AL CAPONE
(L'Histoire n°339 ; Romain Huret ; février 2009)
De 1920 à 1933, grâce à la Prohibition, le célèbre gangster a tenu entre ses mains le gouvernement de la ville.
En 1930, les étudiants de l’école de journalisme de Chicago élisent Al Capone comme l’une des dix personnalités les plus influentes dans le monde. Le gangster figure ainsi aux côtés de Gandhi, de l’industriel Henry Ford ou encore d’Albert Einstein ! Depuis son arrestation en 1929, les biographies s’accumulent dans les librairies. Pour Fred Pasley, auteur de plusieurs ouvrages sur le criminel (en particulier Al Capone. The Biography of a Self-Made Man, 1930), Al Capone incarne à sa manière le rêve américain : ce criminel au destin exceptionnel est devenu l’un des hommes d’affaires les plus riches du pays. Pasley va jusqu’à dire qu’il n’y a pas de différence entre Capone et le maître de l’acier Andrew Carnegie ! De son côté, la presse populaire ne cache pas sa fascination pour ce gangster doté d’un sens aigu de la mise en scène : Collier’s, Detective ou The Outlook décrivent de numéro en numéro ses aventures rocambolesques. Le cinéma complète sa popularisation lorsqu'en 1930 Ben Hecht écrit le scénario de Scarface, qui raconte les exploits de ce « héros » américain. L'aura de l'homme est telle que les producteurs d'Hollywood le contactent pour jouer son propre rôle à l'écran.
Beaucoup d'observateurs voient alors en Al Capone un pur produit du Chicago des années 1920. Pour les sociologues de l'université, qui cherchent à comprendre pourquoi la ville a été un terreau aussi favorable à l'émergence de cette violence criminelle, la réponse est simple : l'industrialisation, l'urbanisation et les flux migratoires ont créé une désorganisation sociale qui a permis le développement d'activités interlopes. En 1927, le sociologue Frederic Trasher analyse les gangs de la ville et procède à un étonnant constat : après une première phase de conflit avec les institutions, les criminels assimilent les valeurs ambiantes gérant leurs activités comme des hommes d'affaires, investissant à long terme et structurant le marché en le segmentant, attribuant à chaque groupe ethnique une activité particulière.
Pour Trasher, l'itinéraire d'Al Capone est le meilleur exemple de cette lecture sociologique. Ce fils d'immigrants italiens, né à Naples en 1895, a grandi à New York, quitté l'école très jeune et rejoint aussitôt un gang dirigé par un jeune immigré italien nommé Johnny Torrio, connu au cours d'une bagarre dans la rue. Simple homme de main, Capone se fait rapidement remarquer par son goût pour la violence et ses qualités de meneur d'hommes. Enrôlé dans l'armée américaine pendant la Première Guerre mondiale, il revient du front avec trois cicatrices sur la joue gauche qui lui valent le surnom de « Balafré » (« Scarface ») et contribuent à sa légende. Il rejoint immédiatement Johnny Torrio à Chicago. Le chef de gang est alors en plein conflit avec les membres de la société secrète d'origine italienne, la Main noire (Mano nera), qui souhaite extorquer des fonds aux criminels. La victoire de Capone et Torrio leur permet de prendre la main sur la criminalité italienne dans la ville, même si leurs activités se limitent encore aux quartiers italiens. Une mainmise renforcée par la corruption des têtes dirigeantes, que Capone met en place dès les années 1920 en achetant les policiers et les juges avec l'aide de politiciens complices.
Le phénomène, vite connu, provoque même la création, en 1919, de la Chicago Crime Commission. Très active, cette « commission contre le crime » s'appuie sur un réseau important d'hommes d'affaires, de journalistes, de politiciens et de citoyens décidés d'en finir avec la criminalité. Au cours des années 1920, un de ses membres, le journaliste Henry Barrett Chamberlin, réussit à démontrer la corruption des représentants de l'ordre et à obtenir le transfert de 712 officiers de police - qui poursuivront leurs activités dans d'autres villes...
Il faut dire que, pour les gangsters, la période est florissante grâce à la Prohibition. De 1920 à 1933, les Etats-Unis connaissent une loi d'exception, une « noble expérience », selon l'expression du futur président Herbert Hoover : l'adoption, le 29 janvier 1919, du 18è amendement, dont l'entrée en vigueur est fixée au mois de janvier 1920, qui interdit la vente d'alcool. Capone comprend vite les profits qu'il peut en tirer. Avec soin, il met en place un marché parallèle de production et de distribution d'alcool de qualité variable. Exploitant la proximité de la frontière avec le Canada, il envoie ses hommes s'y approvisionner.
Pour accélérer l'acheminement des bouteilles, ceux-ci utilisent une armada de voitures et de camions. Capone demande même à son frère de les faire venir par avion en cas d'urgence. Ne reste plus ensuite qu'à écouler les caisses de bouteilles dans l'arrière-salle des bars de la ville (speakeasies). Pour mieux contrôler cette nouvelle vie nocturne, le criminel rachète de nombreux bars et discothèques où il aime écouter les musiciens de jazz, souvent talentueux, qui s'y produisent.
La conquête du marché de l'alcool ne va pas sans conflit avec les autres gangs de la ville. Depuis le début de la décennie, les Irlandais contrôlent le nord de Chicago et voient d'un mauvais œil l'expansion des activités des Italiens. Des tensions multiples se produisent, à tel point qu'à partir de 1924 une véritable guerre éclate. Les Irlandais s'en prennent ouvertement au gang de Capone.
Face à la violence des attaques, Torrio, devenu le mentor de Capone, préfère se retirer des affaires à Chicago et poursuivre ses activités dans d'autres villes du Midwest. Tous les moyens sont bons désormais pour affaiblir l'adversaire. Capone échappe de justesse à une tentative d'assassinat dans son repaire de Cicero. Seule la chance lui permet de s'en sortir. Mais, souhaitant rendre coup pour coup aux criminels irlandais, il démontre un sens surprenant de la mise en scène : le 14 février 1929, ses hommes viennent déguisés en policiers abattre les lieutenants du principal chef irlandais, Bugs Moran. Ce massacre dit « de la Saint-Valentin » renforce la légende de Capone et lui permet de remporter cette guerre impitoyable.
En homme d'affaires avisé, Capone réorganise le marché depuis son fief du comté de Cook (Cook County). Sa fortune est colossale, évaluée à plusieurs millions de dollars, d'autant plus qu'il ne paye pas d'impôts. Il rompt habilement avec la logique ethnique et noue des partenariats avec les gangs afro-américains et juifs. Plus encore, il réfléchit à la diversification de ses activités : jeu, prostitution, racket viennent compléter les revenus de la vente d'alcool. Le redéploiement est également géographique : Capone investit dans les villes et les Etats de l'Ouest, n'hésitant pas à payer les forces de l'ordre, élus dans la plupart des cas. Il est donc aisé de financer leur campagne par le biais de prête-noms et de réclamer ensuite un retour d'ascenseur. Le système mis en place assure l'impunité des membres des gangs.
Pour les autorités publiques, ce criminel, héros des médias, ne tarde pas à devenir « l'ennemi public numéro un ». Au lendemain de la crise économique, le pouvoir s'inquiète de la victoire des comportements déviants. D'autant que plus de 50 000 citoyens, dont une majorité habitent dans le quartier de Capone, annoncent en 1929 qu'ils ne veulent plus payer leurs impôts (1).
La corruption généralisée des édiles est dénoncée. Dans de nombreux cas, les forces de police se trouvent sous la coupe d'amateurs qui ont obtenu leur poste grâce à la brigue ou la corruption. Le plus célèbre des pickpockets de la ville, Eddie Jackson, a pour surnom « The Immune Pickpocket » en raison des protections dont il bénéficie. En 1929, la Chicago Crime Commission estime que dans la circonscription judiciaire du comté de Cook (Cook County), 70 % des affaires sont enterrées par des juges peu scrupuleux.
Les autorités fédérales finissent par confier à un enfant du pays, Eliot Ness, la responsabilité d'une unité spéciale. Né à Chicago en 1903, Ness a accompli de solides études de droit à l'université de la ville, dont il est sorti diplômé en 1928. Sitôt nommé, il s'efforce, sans grand succès, de faire le ménage dans la police de la ville. Il tente ensuite de trouver des preuves contre Capone. S'il ne parvient pas à prouver sa culpabilité dans des affaires criminelles - personne ne veut témoigner contre lui -, Ness découvre une anomalie dans ses comptes : Capone n'a jamais payé d'impôts de sa vie, en dépit d'un train de vie fastueux !
Avec l'aide d'un agent du fisc américain et au terme de trois années d'enquête, Ness finit par inculper Capone qui, en octobre 1931, est reconnu coupable et condamné à onze ans de prison. En 1932, il entre à la prison fédérale d'Atlanta, d'où il est transféré à Alcatraz en 1934. Libéré en 1939, il est encore condamné en 1943, toujours pour fraude. Libéré pour cause de maladie, Capone se réfugie alors dans une île de Floride où il meurt en 1947 d'une attaque cardiaque.
Mais la disparition de Capone ne met un terme ni aux activités de son gang ni au mythe entourant le personnage. Depuis 1943, l'un de ses lieutenants, Anthony Accardo, dit « Joe le batteur » (la batte de base-ball était son arme de prédilection), est devenu le nouveau chef de la criminalité à Chicago. Il a poursuivi la stratégie d'ouverture prônée par son mentor en nommant Jake Guzik, un comptable lié au milieu juif, à la tête des opérations financières. Plus encore, il amplifie le système de corruption des édiles locaux.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, plus de 100 juges de la circonscription de Chicago sont soupçonnés d'avoir touché des pots-de-vin. Cette corruption atteint jusqu'au maire de la ville, Richard J. Daley, qui dissout, sous un prétexte d'économie budgétaire, l'unité de police chargée d'enquêter sur les agissements des criminels. L'exemple de Daley démontre à quel point la criminalité s'est incrustée dans les circuits traditionnels, utilisant les structures politiques et économiques. En 1952, le criminologue Virgil Peterson publie un pamphlet pour dénoncer cette inquiétante impunité des « barbares » (2). A Chicago, la rumeur veut que la victoire de Kennedy en 1960 ait été facilitée par l'entremise de la pègre locale - on ne manque pas de rappeler par exemple que le chef du clan Kennedy, Joseph, entretient des liens notoires avec les criminels de la ville.
Au-delà de la méthode, Capone a aussi fourni un mythe américain, sans cesse revisité par le cinéma hollywoodien avec Al Pacino dans une nouvelle version de Scarface en 1983 ou Robert De Niro dans un récit plus historique en 1987 (Les Incorruptibles). Si le mythe perdure, c'est qu'il nous renvoie aux mythes fondateurs du pays. A sa manière, Al Capone incarne les forces et les travers du rêve américain. Dans son film Scarface, Howard Hawks a bien compris cette dimension sociale et politique du personnage. Violent et asocial, il n'obéit qu'à ses propres règles, sifflotant ironiquement un air de l'opéra de Donizetti, Lucia di Lammermoor, « qu'est-ce qui me retient ? ». C'est précisément cette absence de retenue de Capone qui fascine toujours.
(1) Cf. D. Betto, Taxpayers in Revolt : Tax Resistance during the Great Depression, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1989.
(2) V. Peterson, Barbarians in our Midst : A History of Chicago Crime and Politics, Boston, Little Brown, 1952.