MON ENFANCE

Paroles Barbara
Musique Barbara
Interprète Barbara
Année 1968

Un détour lors d'une tournée à Saint-Marcellin, un des lieux où la famille Serf trouva refuge pendant l'Occupation (Mon enfance est d'ailleurs la première chanson de Barbara à faire allusion à la solution finale : "La guerre nous avait jetés là / D'autres furent moins heureux je crois"), entraîne Barbara sur les traces de son enfance (ou plutôt de son adolescence), dont le souvenir nostalgique lui fait d'autant plus mesurer les effets du temps qui passe que le village n'a pas changé depuis ("Et j'ai retrouvé comme avant / Longtemps après, / Le coteau, l'arbre se dressant / Comme au passé"). Mais ce sentiment que chacun peut éprouver se double ici d'un non-dit qui le rend plus douloureux encore : si la chanson évoque la mère de Barbara (décédée l'année précédente), si elle cite ses frères et sa sœur, elle oublie de parler du père incestueux, et ce silence ajoute une dimension supplémentaire à "Que j'ai mal d'être revenue" en suggérant que ces "quinze ans" ne furent pas aussi idylliques que l'auteure le prétend et qu'ils dissimulent des blessures que le retour à Saint-Marcellin a brutalement ravivées.

1943-1945 : SAINT-MARCELLIN
(Barbara Portrait en clair-obscur ; Valérie Lehoux ; 2007 ; Editions Fayard / Chorus)

Les maisons sont grises à Saint-Marcellin, surtout lorsque le ciel est bas, si bas parfois qu'il semble toucher terre. Ces jours-là, c'est à peine si l'on aperçoit la ligne des montagnes toutes proches, le Vercors.

Même sous les nuages, la maison des Cattot est plutôt jolie. Pas immense, mais coquette : un pavillon au toit pentu, une cheminée, un jardin, et, juste en face, un coteau. Les Serf s'y installent donc en 1943. Cela doit les changer des hôtels plus ou moins reluisants dans lesquels ils sont passés ces derniers temps. Augusta Cattot, la fille des propriétaires, se les rappelle : « Ils parlaient très peu, ces messieurs-dames. Monique, je la revois au jardin, elle prenait le soleil et elle chantonnait comme ça, toute seule. Elle était élégante, elle était jolie. La maman, on ne la voyait pas beaucoup... Je sais qu'ils avaient très peu de choses, pas de vaisselle. Je revois un matelas par terre. Leurs valises étaient toujours faites. Ils étaient prêts à partir. »

Prêts à bondir à la moindre alerte pour un énième départ en catastrophe. Cette fois-ci, il n'y en aura pas. Saint-Marcellin a ses Justes. Et ses Juifs. Ils sont une petite cinquantaine, rescapés et cachés, qui se retrouvent immanquablement, midi et soir, au restaurant Serve, dans le centre-ville. Les Serf ne manquent pas à l'appel : chaque jour, ils s'assoient au même endroit, tout de suite à droite en entrant, le long des fenêtres, près de la porte - Jacques, Esther, Jean, Monique, Régine et Claude, le bébé que ses parents sont allés récupérer.

La famille prend ses marques et ses habitudes. Ça va mieux. Monique est rieuse, fantasque ; devant ses camarades, elle déclame des poèmes qu'elle ponctue de grands gestes théâtraux. Dans les rues du centre, près du kiosque à musique, on la croise souvent qui promène son petit frère en chantonnant gaiement, tandis que le père tape le carton à l'une des terrasses de la place. A Saint-Marcellin, on joue et on vit comme on peut, protégé par la barrière du Vercors. Les enfants vont à l'école : Esther, distinguée et discrète, ne fait guère parler d'elle ; Jacques a trouvé du travail à l'imprimerie Cluze. Officiellement, il est représentant en papier. Il s'absente souvent, sans qu'on sache trop où il va. L'imprimeur, dit-on, lui aurait fourni de faux papiers.

L'époque, c'est vrai, n'est pas aux confidences. Un jour, sans une explication, Jacques et Esther annoncent à madame Serve, la patronne du restaurant, qu'ils vont s'absenter quelque temps et qu'ils lui confient leurs enfants. « Ils m'ont dit : "On vous les laisse." Et ils sont partis huit, dix ou quinze jours. ils m'avaient laissé une mallette avec des affaires. Les petits mangeaient chez nous, et tous les soirs on les raccompagnait à leur maison. » Les parents revinrent comme ils étaient partis ; jamais madame Serve ne sut où ils étaient allés.

Et Jean, le grand frère : sait-on au juste pourquoi il quitte un beau matin la maison familiale pour s'installer à l'autre bout de Saint-Marcellin, chez les Cluze-Ballouhey, les imprimeurs ? Leur fille, Maryvonne Cluze, l'ignore encore. « Peut-être pour des questions de sécurité. Quoique... Nous avions plusieurs locataires : Jean, l'aîné des enfants Serf, et les Wolf, un couple de Juifs. Un jour, les agents de la Gestapo ont débarqué à la maison. Ils ont fouillé chez les Wolf, ils cherchaient une machine à écrire. Ils ont ouvert l'armoire, ils ont visité la cave... Jean avait sa petite chambre derrière. » Ce jour-là, il n'y était pas.

Saint-Marcellin fut une étape marquante de la vie clandestine de Barbara. Quand elle y arrive, elle a tout juste treize ans, mais en paraît trois ou quatre de plus. C'est à cette époque que son physique commence à la distinguer des autres jeunes filles de son âge. « Elle était de ces adolescentes qui sont femmes avant l'âge, se souvient une voisine (Madame Brun). C'était une Parisienne par rapport aux sacrés paysans que nous étions tous ! » « C'est vrai, reprend une autre (Madame Cattot), elle s'habillait autrement que nous. Elle portait les robes de sa mère alors que nous n'étions que des gamines en blouse. Elle avait une façon de s'habiller, de se tenir, différente. »

Sur la photo de classe, avec son sourire doux, Monique dépasse d'une bonne tête l'ensemble de ses camarades. Henriette Brun, qui a quelques années de plus qu'elle, la remarque vite. « Elle n'essayait pas de séduire qui que ce soit, mais elle avait déjà un charme fou. elle était séduisante, extrêmement séduisante. Volontairement ou pas, elle faisait des ravages. Un jeune professeur était même tombé amoureux d'elle, et totalement fou, il était prêt à dénoncer toute la famille ! Heureusement que le principal était un homme très bien et intelligent. Il lui a vite fait avoir une place plus importante ailleurs, et ainsi il a pu s'en aller. »

L'adolescente frappe les esprits. Comment ne pas la remarquer ? Elle est grande, mûre, élégante... Et partout elle chante : dans le jardin de la maison Cattot, sur la route de l'école, ou, mieux : dans le restaurant de madame Serve ! « Le soir, en rentrant de l'école ou après le dîner, les gens lui demandaient de chanter. Tout le monde savait qu'elle aimait ça. » Idem chez Marcelle Bossan, la fille du quincaillier, qui possède, trésor des trésors, un piano. « Elle recevait Monique pour qu'elle puisse jouer un peu, pour lui faire plaisir. » (Madame Brun) Un  piano, vous vous rendez compte ? Pas un clavier imaginaire sur la bordure d'un buffet, mais un instrument tout en bois et en touches, un vrai de vrai ! Peut-être le premier qu'elle ait vraiment approché. Elle a quatorze ans, et Henriette Brun se souvient : « Une fois, madame Bossan m'a dit : "Venez donc, je vous ferai un petit dessert et vous viendrez écouter Monique... ça lui fera tellement plaisir ! » Elle était contente. Je me rappelle qu'elle avait chanté La complainte du petit éléphant... C'était une chansonnette à la mode. C'était agréable. Elle avait terminé avec un Ave Maria. »

A quel moment Monique Serf a-t-elle appris à jouer ? Mystère. Mais ce qui est sûr, c'est que, des années plus tard, tous les musiciens qui l'approcheront seront sidérés par son sens inné des notes, des tons et des temps, comme un instinct exacerbé de la musique.

Après la guerre, Barbara reviendra au moins deux fois à Saint-Marcellin. La première en 1947 ; elle y accompagne Jean, son grand frère, qui fréquente une jeune femme de la région. Monique a dix-sept ans, une photographie nous la montre souriante, les cheveux mi-longs, jolie demoiselle qui assiste, sereine, à la fête de la ville, la fête de la Rosière. Son second retour sera plus fugace et plus douloureux. Nous sommes à la fin des années 60. Barbara est en tournée dans la région, elle insiste pour faire le détour : sa Mercedes passe devant le panneau Saint-Marcellin, puis s'arrête devant la maison des Cattot. Intacte. Elle sort, comme frappée par un passé qui lui revient en pleine face. A quoi pense-t-elle au juste, elle qui, la veille, semblait si rieuse ? En remontant dans la voiture, elle ne dit pas un mot. Elle est bouleversée. Elle pleure. Un peu plus tard, elle en fait une chanson. « [...] parmi tous les souvenirs / ceux de l'enfance sont les pires / Ceux de l'enfance nous déchirent... »

C'est sans doute ce jour-là que madame Serve revit pour la dernière fois la gamine qui chantait autrefois chez elle. « C'était un dimanche, il était deux heures, deux heures et demie. Une voiture s'arrête devant la porte du café. Je regarde, une femme s'avance vers moi et me dit : "Je vous embrasse, et je reviens de suite." Ça m'a tellement choquée que je ne l'ai pas reconnue. "Mais je suis Monique ! Je suis Monique !" Puis elle est repartie. Elle m'a dit qu'elle revenait. Je l'attends encore. »

Pour Barbara, Saint-Marcellin fut le dernier refuge d'une traque où la mort faillit la cueillir, où sa famille éclata plusieurs fois, où les arrestations menacèrent les siens, où ils furent tour à tour dénoncés et cachés. Chamboulements d'une vie d'enfant qui apprit malgré elle à vivre dans la fuite. Peut-être en retint-elle le goût du secret et celui des départs, ce nomadisme qu'elle revendiqua ensuite comme un art de vivre délibérément choisi, elle qui changea si souvent d'adresse et qui n'avait qu'une hâte, à la fin d'un spectacle : partir.

Pendant ces cinq années de guerre, Monique avait beau rêver de pianos, elle se savait poursuivie. Plus tard, elle n'oublia pas qu'elle avait fait partie, un jour, des pestiférés. Pourtant, si lourd que fût le danger, et longue l'errance, ce ne sont pas eux qui portèrent le coup le plus rude à l'enfance. « Nous n'avons jamais porté l'étoile jaune, aucun de nous n'a été déporté. Mes peurs et mes douleurs d'enfant, est-ce vraiment à la guerre que je dois les imputer ? »

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