LES RAPACES

Paroles Barbara
Musique Barbara
Interprète Barbara
Année 1966

Dernier des sept inédits créés à Bobino fin 1966 (album en concert Barbara / Bobino 1967) et qui seront tous repris l'année suivante dans le huitième album studio, Ma plus belle histoire d'amour : un piano-voix enjoué où l'auteure ironise, un peu comme dans Y'aura du monde, aux dépens des imposteurs qui tentent de se faire passer pour des amis du "temps de l'eau et du pain noir" pour profiter de la "table" désormais bien garnie de Barbara. Les rapaces (que le refrain décompose en "Les ra(ts)... les ra(ts)... les rapaces") est aussi la deuxième chanson, après La solitude, où Barbara fait allusion à ses "longues insomnies".

"AU TEMPS DE L'EAU ET DU PAIN NOIR"
(Barbara Portrait en clair-obscur ; Valérie Lehoux ; 2007 ; Editions Fayard / Chorus)

Comment chanter ? Et où ? Un témoignage nous dit qu'elle pousse la chansonnette en échange d'un sandwich dans un café du quartier, Chez Georgette - probablement celui dont elle parle dans ses mémoires. « Place Saint-Blaise, une de mes amies tenait un bureau de tabac. Elle savait que je voulais chanter et connaissait mon désarroi [...] "Voilà, lui dis-je, je m'en vais de chez moi, mais je n'ai pas un sou." Elle a sorti trois cents francs de son tiroir-caisse et me les a donnés ; une fortune, pour moi. »

Monique vient de trouver un soutien providentiel pour prendre le large. La route est à ses yeux la seule issue possible pour ne plus étouffer. La route ou la fuite, comme au temps de la guerre. La valise faite en vitesse, et la poudre d'escampette.

Nous sommes en 1950, elle prend le train pour Bruxelles.

Bruxelles est, dit-on, une ville animée ; une ville où, qui sait, elle pourra peut-être chanter. C'est surtout le seul endroit au monde où elle se sait un point de chute : un vague cousin, musicien de surcroît, joueur de balalaïka. En sortant de la gare, c'est donc chez lui qu'elle se rend tout naturellement. Elle y reste deux mois... Puis s'enfuit en catastrophe, effrayée par ce garçon étrange, de plus en plus violent. Elle part. Pour aller où ? Nulle part. Juste l'errance dans les rues de Bruxelles en espérant trouver un endroit pour chanter. Mais elle ne trouve pas. Elle est seule, elle n'a rien, et son histoire est en train de tourner au film noir de série B.

Les mauvais jours, elle est sans adresse, sans ami, et marche des heures durant, les yeux et le ventre vides. Les bons jours, elle a la chance ou le culot de se prendre une chambre à crédit et de se faire inviter à déjeuner. « Quelquefois, je rencontrais des marginaux comme moi qui m'offraient un café, voire un "pistolet", ce petit pain fourré de salade et de frites à la moutarde. On parlait puis chacun reprenait sa course, repartait de son côté. » Dans ces mois d'infortune et de pauvreté où seule sa volonté la fait encore tenir debout, Monique manque de perdre pied. « J'ai faim. Un soir, je descends dans la rue pour me prostituer. Ce n'est pas le malheur, le grand malheur ; mais c'est un grand chagrin [...] Il pleut ; j'ai faim, j'avance [...] Il faut du courage pour se prostituer, je n'avais pas ce courage-là. »

Barbara a vingt ans, pas d'argent, pas de permis de séjour ou de travail, pas même de papiers d'identité : « Je les ai abandonnés dans un hôtel que je ne pouvais plus régler. » Son chemin aurait pu s'arrêter là, faute de forces et de moyens, dans la chambre pouilleuse d'un hôtel de Bruxelles. Mais elle continue, droit devant, comme si elle n'avait d'autre issue. Rien ne la détourne de son rêve-obsession, ni la misère qui est alors la sienne, ni les offres plus ou moins douteuses des messieurs qu'elle rencontre. Depuis Roanne, elle sait qu'à force d'avoir froid les doigts peuvent se mettre à bleuir. Depuis Bruxelles, elle sait le vertige de la faim, et le regard brouillé parce que ces satanées lunettes cassées sont bien trop chères à réparer. Terrible, quand on est myope comme elle. Mais elle tient, elle a raison.

A Bruxelles, Monique rencontre Peggy, une jeune comédienne fraîchement sortie du conservatoire.

Peggy, elle est un peu chez elle ici puisqu'elle vient de Charleroi, cette ville industrielle du sud de la Belgique où elle a gardé un groupe d'amis artistes. Elle en parle souvent. L'un d'eux s'appelle Yvan Delporte, c'est le futur rédacteur en chef de Spirou. Qui raconte aujourd'hui : « On était une joyeuse bande de chouettes copains. Le père de l'un de nous était propriétaire de plusieurs cinémas et d'un dancing, L'Etoile du Sud. Le grenier au-dessus du dancing était inutilisé ; il fut mis à notre disposition. C'était la période de Saint-Germain-des-Prés : à Paris, on se réfugiait dans les caves ; à Charleroi, on se réfugiait dans un grenier : La Mansarde.

« On se retrouvait là, on se servait à boire, on accueillait les gens. Chez nous, tout le monde venait tout le temps. Nous faisions payer un minime droit d'entrée et nous organisions des petits concerts, beaucoup de jazz... C'était un genre de cabaret. Nous ne gagnions rien, que le droit d'être chez nous. Je me souviens très bien.

« Et je me souviens aussi qu'un jour notre copine Peggy était passée nous dire : " Y a une amie à moi, une Française, qui va bientôt venir. Je lui ai donné votre adresse." »

C'est donc Peggy qui a soufflé l'idée, et c'est une bonne idée, car il y a urgence. Après plusieurs semaines à traîner dans les rues de Bruxelles et à se casser le nez aux portes des cabarets, « la Française » est affamée, épuisée, sans argent et sans toit ; les copains de Charleroi pourront sûrement l'aider un peu. Peggy les connaît bien, c'est l'ancienne petite amie de l'un d'eux. Et elle se doute qu'ils seront accueillants, qu'ils n'auront pas peur de la bohème, ces jeunes artistes, peintres, musiciens, conteurs et sculpteurs qui montent chaque soir dans un grenier pour y refaire le monde des arts.

Elle a soufflé l'idée, et la Française l'a prise au mot. Dans le courant de l'année 1950, Monique part donc pour Charleroi. Elle parcourt les soixante kilomètres qui séparent les deux villes en auto-stop, sans doute. Et arrive à la nuit tombée.

Yvan Delporte est le premier à l'apercevoir. « Ce soir-là, j'étais en bas de l'escalier, sur le seuil, et j'ai vu arriver une silhouette... C'était l'époque où les chaussures s'appelaient des ballerines, avec de longs lacets qui se nouaient autour de la cheville. Elle avait des ballerines, noires. Elle avait une jupe, noire. Elle avait un pull ras du cou, noir. Elle avait des lunettes, noires.

« Il était onze heures du soir dans la rue Léopold à Charleroi. Ce ne pouvait être qu'une étrangère. Elle a dit : "La Mansarde, c'est bien ici ?" On l'a tous accueillie. Elle nous a dit qu'elle s'appelait Barbara. Elle était mal... Je me demande même si elle n'est pas tombée dans les pommes, tellement elle crevait de faim. On l'a fait manger. Puis on s'est disputé l'honneur de la loger ; c'est chez moi qu'elle a passé la première nuit. »

A Charleroi, Barbara se trouve une famille de cœur. Enfin elle se rassure, elle se détend, elle baisse la garde. Il était temps : quand elle y arrive, elle est physiquement et nerveusement épuisée. « Il s'est passé un étrange phénomène, poursuit Delporte. Dès qu'elle a pu se détendre, elle n'a presque plus su parler ! Pendant plusieurs jours, elle a eu d'énormes difficultés d'élocution. C'était vraiment très curieux, mais ça lui a vite passé. » Elle est si touchante, cette étrangère affamée, comment ne pas la protéger ? Et puis elle est tellement drôle, avec son humour fulgurant ! La bande l'adopte et la cajole. Christian, le joueur de trombone, propose de lui céder sa chambre : Gaston, le sculpteur, n'oublie jamais de l'inviter aux soirées qu'il organise dans son atelier, au fond du jardin de ses parents. Tous, à tour de rôle, lui dégottent de menus travaux, histoire qu'elle ne tombe plus d'inanition. Mais, surtout, ils lui confient les clés de La Mansarde, où se trouve un piano. Un piano !

Car à peine est-elle arrivée que, déjà, tout le monde est au courant : elle chante. Partout elle le ressasse à qui veut bien l'entendre, et les copains de Charleroi l'entendent. Chez eux, à La Mansarde, elle s'installe, elle joue, répète, s'entraîne. Elle chante même deux ou trois fois devant un public restreint et bienveillant. Franquin, le dessinateur qui allait plus tard donner naissance au légendaire Gaston Lagaffe, l'a entendue chanter à Charleroi. Tout comme Gaston, le vrai, le rêveur, le gentil pilier de La Mansarde. « Elle reprenait des chansons 1900 comme Madame Arthur, et de plus récentes. On l'écoutait avec attention. Le public était plus ou moins constitué d'amis, de connaissances, on partageait tous les mêmes goûts et les mêmes aspirations. »

La Mansarde ferme ? Pas grave. La joyeuse bande de chouettes copains se trouve un autre port, toujours à Charleroi, au-dessus d'un garage, et y emmène Barbara. Yvan Delporte : « On a tout redécoré. C'est devenu notre club, notre atelier. Ça sentait la poussière, les tapis étaient troués et la lumière bizarre... On l'a appelé Le Vent Vert, un endroit où nous allions discuter et fumer nos cigarettes. Mais, contrairement à La Mansarde, ce n'était pas ouvert au public, c'était juste pour nous. Il y avait un piano. Elle a dormi là. Elle a chanté là. On aimait l'écouter. » Raymond Mostraet est l'un des peintres du groupe : « On montait à l'étage par un escalier branlant. Il ne faisait pas chaud, ce n'était pas un appartement, mais il y avait un vieux divan. Elle y logeait de temps en temps. A l'époque, elle s'était mise à faire la navette entre Charleroi et Bruxelles pour essayer de chanter en public. »

Evidemment.

Désormais, elle se fait donc appeler Barbara - d'abord Barbara Brody (1) puis, très vite, Barbara tout court - nouvelle identité pour une nouvelle existence. Une page se tourne. Monique, la petite fille blessée, vient d'entamer sa longue métamorphose en se glissant dans la peau d'une autre, un double d'elle-même que plus rien n'arrêtera sur son chemin de chansons, sa reconstruction, et pour qui l'amour du public sera, un jour, la plus douce des consolations. A vingt ans Monique tire le rideau sur ses drames et ses brûlures d'enfant. « Le passé ne m'intéresse pas... »

Aujourd'hui, elle le nie.

Plus tard, elle le racontera en musique.

Mais, pour l'instant, Barbara n'écrit rien, elle n'y songe même pas ! Elle tente juste d'interpréter les chansons des autres, et ce n'est pas une mince affaire ! « Barbara ? Connais pas ! » Allez donc décrocher un contrat quand vous n'avez ni nom, ni métier, ni relation. Au mieux, à force d'obstination, elle obtient de tout petits engagements dans des caves littéraires ou des bars. Et quelle rude école que celle-ci ! Tous les cabarets ne sont pas aussi accueillants que La Mansarde, ni tous les publics aussi indulgents que celui du Vent Vert. A Bruxelles, Barbara, débutante mais décidée, décidée mais débutante, affronte au mieux une indifférence polie, au pire des quolibets moqueurs. Sur des scènes minuscules, elle chante Piaf, Trenet, Ferré avec emphase et théâtralité. Son physique intrigue et dérange ; elle est trop sombre, trop grande, trop grosse, elle ne correspond en rien aux canons de l'époque, et n'a pas grand-chose encore de la femme élancée et élégante qu'elle deviendra plus tard. Quand elle entonne « Je suis comme je suis, je suis faite comme ça », la salle sans pitié lui répond parfois à coups de ricanements et de sifflets. Un jour, un critique écrit : « Une certaine Barbara se ridiculisa » (2).

Courant 1951, un an et demi environ après son arrivée en Belgique, Barbara décide de quitter Charleroi et de reprendre la route vers la France ; sa mère, ses frères et sa sœur lui manquent. Alors, elle part, elle marche, comme elle a si souvent marché, sans un sou en poche mais poussée par une force intérieure qu'elle semble à peine maîtriser.

« Nous sommes tous les otages des forces qui nous dépassent », dira-t-elle trente-cinq ans plus tard dans son spectacle Lily Passion. Sa force à elle, c'est toujours la même, son obsession.

Elle marche. Une voiture s'arrête : celle de monsieur Victor, souteneur au grand cœur qui l'aide à passer la frontière. « Je veux chanter », lui dit-elle. Bien sûr.

(1) Elle dit avoir emprunté son nom à une aïeule de Moldavie. Peut-être une Varvara. A moins qu'il ne s'agisse de Hava, sa grand-mère. Il est aussi certain qu'à ce moment-là le poème Barbara de Jacques Prévert est très populaire. Quant au patronyme Brody, il est très proche du nom de jeune fille de sa mère, Brodsky.

(2) Cité par le journal belge La Dernière heure, 28 février 1994.

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