LES HAUTES MERS
Paroles | François Wertheimer | |
Musique | Barbara | |
Interprète | Barbara | |
Année | 1973 |
Après avoir proclamé sa folie dans L'enfant laboureur, Barbara en précise un peu la nature, via Wertheimer et à grand renfort de contrastes symphoniques, dans la plus courte chanson de l'album La Louve (moins de deux minutes) : elle souffrirait de troubles bipolaires, tour à tour "haute mer / Aux grandes marées d'équinoxe" et "cœur à marée basse".
AURÉLIA
(Gérard de Nerval ; 1855)
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE VI
Je m’imaginai d’abord que les personnes réunies dans ce jardin avaient toutes quelque influence sur les astres, et que celui qui tournait sans cesse dans le même cercle y réglait la marche du soleil. Un vieillard, que l’on amenait à certaines heures du jour et qui faisait des nœuds en consultant sa montre, m’apparaissait comme chargé de constater la marche des heures. Je m’attribuai à moi-même une influence sur la marche de la lune, et je crus que cet astre avait reçu un coup de foudre du Tout-Puissant qui avait tracé sur sa face l’empreinte du masque que j’avais remarquée.
J’attribuais un sens mystique aux conversations des gardiens et à celles de mes compagnons. Il me semblait qu’ils étaient les représentants de toutes les races de la terre et qu’il s’agissait entre nous de fixer à nouveau la marche des astres et de donner un développement plus grand au système. Une erreur s’était glissée, selon moi, dans la combinaison générale des nombres, et de là venaient tous les maux de l’humanité. Je croyais encore que les esprits célestes avaient pris des formes humaines et assistaient à ce congrès général, tout en paraissant occupés de soins vulgaires. Mon rôle me semblait être de rétablir l’harmonie universelle par l’art cabalistique et de chercher une solution en évoquant les forces occultes des diverses religions.
Outre le promenoir, nous avions encore une salle dont les vitres rayées perpendiculairement donnaient sur un horizon de verdure. En regardant derrière ces vitres la ligne des bâtiments extérieurs, je voyais se découper la façade et les fenêtres en mille pavillons ornés d’arabesques, et surmontés de découpures et d’aiguilles, qui me rappelaient les kiosques impériaux bordant le Bosphore. Cela conduisit naturellement ma pensée aux préoccupations orientales. Vers deux heures, on me mit au bain, et je me crus servi par les Walkyries, filles d’Odin, qui voulaient m’élever à l’immortalité en dépouillant peu à peu mon corps de ce qu’il avait d’impur.
Je me promenai le soir plein de sérénité aux rayons de la lune, et, en levant les yeux vers les arbres, il me semblait que les feuilles se roulaient capricieusement de manière à former des images de cavaliers et de dames portés par des chevaux caparaçonnés. C’étaient pour moi les figures triomphantes des aïeux. Cette pensée me conduisit à celle qu’il y avait une vaste conspiration de tous les êtres animés pour rétablir le monde dans son harmonie première, et que les communications avaient lieu par le magnétisme des astres, qu’une chaîne non interrompue liait autour de la terre les intelligences dévouées à cette communication générale, et les chants, les danses, les regards, aimantés de proche en proche, traduisaient la même aspiration. La lune était pour moi le refuge des âmes fraternelles qui, délivrées de leurs corps mortels, travaillaient plus librement à la régénération de l’univers.
Pour moi déjà, le temps de chaque journée semblait augmenté de deux heures ; de sorte qu’en me levant aux heures fixées par les horloges de la maison, je ne faisais que me promener dans l’empire des ombres. Les compagnons qui m’entouraient me semblaient endormis et pareils aux spectres du Tartare, jusqu’à l’heure où pour moi se levait le soleil. Alors, je saluais cet astre par une prière, et ma vie réelle commençait.
Du moment que je me fus assuré de ce point que j’étais soumis aux épreuves de l’initiation sacrée, une force invincible entra dans mon esprit. Je me jugeais un héros vivant sous le regard des dieux ; tout dans la nature prenait des aspects nouveaux, et des voix secrètes sortaient de la plante, de l’arbre, des animaux, des plus humbles insectes, pour m’avertir et m’encourager. Le langage de mes compagnons avait des tours mystérieux dont je comprenais le sens, les objets sans forme et sans vie se prêtaient eux-mêmes aux calculs de mon esprit ; — des combinaisons de cailloux, des figures d’angles, de fentes ou d’ouvertures, des découpures de feuilles, des couleurs, des odeurs et des sons, je voyais ressortir des harmonies jusqu’alors inconnues. — Comment, me disais-je, ai-je pu exister si longtemps hors de la nature et sans m’identifier à elle ? Tout vit, tout agit, tout se correspond ; les rayons magnétiques émanés de moi-même ou des autres traversent sans obstacle la chaîne infinie des choses créées ; c’est un réseau transparent qui couvre le monde, et dont les fils déliés se communiquent de proche en proche aux planètes et aux étoiles. Captif en ce moment sur la terre, je m’entretiens avec le chœur des astres, qui prend part à mes joies et à mes douleurs !
Aussitôt je frémis en songeant que ce mystère même pouvait être surpris. — Si l’électricité, me dis-je, qui est le magnétisme des corps physiques, peut subir une direction qui lui impose des lois, à plus forte raison les esprits hostiles et tyranniques peuvent asservir les intelligences et se servir de leurs forces divisées dans un but de domination. C’est ainsi que les dieux antiques ont été vaincus et asservis par des dieux nouveaux ; c’est ainsi, me dis-je encore, en consultant mes souvenirs du monde ancien, que les nécromans dominaient des peuples entiers, dont les générations se succédaient captives sous leur sceptre éternel. Ô malheur ! la Mort elle-même ne peut les affranchir ! car nous revivons dans nos fils comme nous avons vécu dans nos pères, — et la science impitoyable de nos ennemis sait nous reconnaître partout. L’heure de notre naissance, le point de la terre où nous paraissons, le premier geste, le nom de la chambre, — et toutes ces consécrations, et tous ces rites qu’on nous impose, tout cela établit une série heureuse ou fatale d’où l’avenir dépend tout entier. Mais si déjà cela est terrible selon les seuls calculs humains, comprenez ce que cela doit être en se rattachant aux formules mystérieuses qui établissent l’ordre des mondes. On l’a dit justement : rien n’est indifférent, rien n’est impuissant dans l’univers ; un atome peut tout dissoudre, un atome peut tout sauver !
Ô terreur ! voilà l’éternelle distinction du bon et du mauvais. Mon âme est-elle la molécule indestructible, le globule qu’un peu d’air gonfle, mais qui retrouve sa place dans la nature, ou ce vide même, image du néant qui disparaît dans l’immensité ? Serait-elle encore la parcelle fatale destinée à subir, sous toutes ses transformations, les vengeances des êtres puissants ? Je me vis amené ainsi à me demander compte de ma vie, et même de mes existences antérieures. En me prouvant que j’étais bon, je me prouvai que j’avais dû toujours l’être. Et si j’ai été mauvais, me dis-je, ma vie actuelle ne sera-t-elle pas une suffisante expiation ? Cette pensée me rassura, mais ne m’ôta pas la crainte d’être à jamais classé parmi les malheureux. Je me sentais plongé dans une eau froide, et une eau plus froide encore ruisselait sur mon front. Je reportai ma pensée à l’éternelle Isis, la mère et l’épouse sacrée ; toutes mes aspirations, toutes mes prières se confondaient dans ce nom magique, je me sentais revivre en elle, et parfois elle m’apparaissait sous la figure de la Vénus antique, parfois aussi sous les traits de la Vierge des chrétiens. La nuit me ramena plus distinctement cette apparition chérie, et pourtant je me disais : — Que peut-elle, vaincue, opprimée peut-être, pour ses pauvres enfants ? Pâle et déchiré, le croissant de la lune s’amincissait tous les soirs et allait bientôt disparaître ; peut-être ne devions-nous plus le revoir au ciel ! Cependant, il me semblait que cet astre était le refuge de toutes les âmes sœurs de la mienne, et je le voyais peuplé d’ombres plaintives destinées à renaître un jour sur la terre (…)