L'ENFANT LABOUREUR
Paroles | François Wertheimer | |
Musique | Barbara | |
Interprète | Barbara | |
Année | 1973 |
Le quatorzième album de Barbara, La Louve, compte dix chansons et témoigne d'une crise d'inspiration : Barbara n'a écrit aucun des textes, à l'exception de celui de la très particulière Chanson pour une absente. Tous sont en effet de l'auteur-compositeur-interprète François Wertheimer, son compagnon du moment, dont l'influence (et celle de Sheller, responsable des arrangements), se fait également sentir sur la musique qui, bien que toujours composée par Barbara, s'oriente vers le rock. L'évolution est sensible dès la chanson d'ouverture, L'enfant laboureur, où la chanteuse, après avoir pour la première fois revendiqué sa folie ("Et que mes grands délires me fassent toujours escorte / La raison est venue, j'ai demandé qu'elle sorte"), s'insurge contre les intrusions de la presse et des fans dans sa vie privée.
AUX ORIGINES DE L'ALBUM "LA LOUVE"
(Barbara Portrait en clair-obscur ; Valérie Lehoux ; 2007 ; Editions Fayard / Chorus)
Elle cherche. Et se cherche. C'est une vedette discrète. De temps en temps, on la voit sortir au théâtre, dîner en ville, prendre un verre. Mais pas souvent. Madame ne sera jamais une grande mondaine. D'ailleurs, vous pouvez éplucher les journaux à potins, vous ne la verrez quasiment jamais défrayer la chronique. Il y aurait bien, ici et là, un article larmoyant sur son passé de « plongeuse » à La Fontaine des Quatre Saisons ou sur ses vaches très maigres à Bruxelles. Voire une manchette loufoque, de loin en loin, comme celle d'Ici Paris du 15 février 1972 : « Brialy-Barbara, c'est le mariage ! » Bien sûr... Mais, à part cela, pas grand-chose, presque rien. Barbara déteste parler et faire parler. Elle impose le respect. Décline les invitations à la télé. Seuls les journaux les plus "sérieux" se font régulièrement l'écho de ses créations discographiques : Télérama, Le Monde, L'Express... Eux ne sont jamais à court de superlatifs et de mots doux pour écrire leur admiration. Les lit-elle ? En tout cas, elle n'a pas jeté le gros cahier dans lequel sa mère avait scrupuleusement collé tous les articles la concernant. Il est toujours là, auprès d'elle.
Loin des projecteurs et des photographes, Barbara s'est construit son monde. Elle a quelques proches : Moustaki, Brialy, Béjart... Mais plus d'assistante attitrée : depuis que Marie Chaix est partie vivre sa vie de femme et de mère, juste après l'expérience mitigée de Madame, Barbara n'a pas tenu à la remplacer. Après tout, Romanelli est là, musicien bouclier, et c'est bien suffisant. Même si cela ne résout pas la question du moment : comment continuer à chanter sans se répéter ? Elle cherche.
Pour l'instant, elle n'a pas envie d'écrire, elle n'en ressent plus l'urgente nécessité. Non, l'idéal serait qu'elle se trouve un auteur, quelqu'un à qui elle pourrait suggérer les mots sans avoir à en accoucher. Elle, elle ferait la musique. Elle adore ça. Nouvelle sensation, nouvelle liberté. Mais allez trouver quelqu'un capable de se plier à toutes ses exigences, d'embrasser ce qu'elle porte et d'en faire une chanson...
L'une de ses amies lui a soufflé un nom. Une idée. Pourquoi pas ? Un garçon plus jeune qu'elle, mais déjà plein de promesses. Un touche-à-tout brillant et créatif, rockeur bohème et inventif, auteur et chanteur à la voix rauque et au regard doux. A priori, c'est vrai, ils n'ont rien en commun. Mais, au fond, les unions les plus fertiles sont parfois les plus insolites. « Vivre ce métier comme une aventure », a dit Barbara... Si elle veut le rencontrer, c'est facile : il passe le plus clair de ses nuits dans le club le plus branché de Paris.
Elle monte au bar de l'Alcazar. Elle monte pour voir, sans trop savoir. Ni l'un ni l'autre ne se doute encore de ce qui les attend. Rien de prémédité dans l'histoire. Mais l'amie a eu de l'intuition : à peine Barbara et François Wertheimer se sont-ils rencontrés qu'ils décident d'embarquer sur un seul et même bateau.
Ils chantent ensemble toute la nuit.
Elle lui demande un texte.
Puis un album entier.
La suite, on la connaît. Pendant un an, ils partagent tout : la vie, les musiques, les lectures, les idées. Avec lui, elle s'aère et elle apprend. Aussi insatiable que lorsqu'elle découvrait la chanson à Bruxelles ou le cinéma avec Brel. « C'était quelqu'un d'archi-ouvert, raconte François. Je lui ai fait écouter Jefferson Air Plane, Jimmi Hendrix... Elle était curieuse de tout, et même assez contente de découvrir ce genre de musique. » Barbara serait-elle une rockeuse dans l'âme ? « Bien sûr : elle avait même composé deux ou trois chansons très rock, qui parlaient de Hendrix et de Joplin... En studio, les musiciens venus jouer les play-back pensaient que c'était pour Johnny ! Malheureusement, ces chansons-là ne sont jamais sorties. On était peut-être allés un peu trop loin... »
Et pourtant, l'audacieuse n'a peur de rien. Elle peut tout essayer. Tenez : quand François lui suggère de confier les arrangements à un jeune musicien, elle le suit. Le garçon s'appelle Sheller, il a la double culture rock et classique, il devrait être capable d'apporter du neuf sans trahir le passé. Tant pis si, autour d'elle, on frémit de la voir s'entourer de tant d'inconnus. Madame revient rarement sur ses décisions.
A vingt-sept ans, William Sheller se retrouve donc propulsé dans l'orbite de Barbara. Pour lui, c'est un choc. Pour elle aussi ! « Quand elle m'a vu arriver, blond et habillé tout en blanc, elle a eu peur que je lui porte malheur ! Ça surprend, croyez-moi... Mais, finalement, on s'est bien entendus. » Très bien, même. D'autant mieux qu'entre eux deux Wertheimer fait le pont. Il connaît trop Barbara pour s'étonner de quoi que ce soit. « Elle avait une hypersensibilité qui la faisait parfois réagir de façon excessive, voire incompréhensible. Mais, pour elle, il y avait toujours une bonne raison. »
En l'occurrence, elle a eu raison de miser sur la nouveauté. L'album qui sort à l'automne 1973 est un disque étonnant et superbe, rock et lyrique, osé et singulier. Totalement imprévu. Imaginez un peu ce qu'ont pu penser les journalistes et les fans en découvrant d'entrée sa voix de diva sophistiquée s'élancer sur des contorsions de guitare électrique... A peine croyable ! Dix ans plus tôt, elle égrenait, timide, les premières notes de Nantes...
Mais le plus fort, dans l'histoire, ce n'est pas tant qu'elle évolue ; c'est que, dans ce grand chambardement musical, elle reste fidèle à elle-même. Comme si elle avait très vite deviné que Wertheimer et Sheller, sans être ni de sa famille ni de sa génération, sauraient parfaitement la saisir. Et que, de son côté, elle saurait tirer d'eux un souffle nouveau. Le flair, rien que le flair ! Les frileux n'ont plus qu'à s'incliner : La Louve ressemble de si près à Barbara qu'on jurerait presque qu'elle l'a écrite seule.
Qu'on ne décide pas de mes joies et de mes larmes
A chacun son soleil et à chacun ses drames
Et si le noir pour moi est couleur de lumière
La raison peu m'importe, et qu'elle aille en enfer.
...
Que jamais on n'écoute derrière mes volets
Pour voler un piano, pour voler mes secrets.
Mes secrets sont pour vous, mon piano vous les porte,
Mais quand la rumeur passe, je referme ma porte... (1)
(1) L'enfant laboureur (François Wertheimer / Barbara), Editions Marouani.