LE MINOTAURE

Paroles François Wetheimer
Musique Barbara
Interprète Barbara
Année 1973

Un texte en alexandrins construit de façon symétrique autour du distique "Mais un matin tranquille, j'ai vu le Minotaure / Qui me jette un regard comme l'on jette un sort", et une trouble attirance pour ce monstre dévoreur d'adolescents et d'adolescentes qui, davantage que Wertheimer, pourrait bien dissimuler la figure du père incestueux.

DANS LE LABYRINTHE DU ROI MINOS
(L'Histoire n° 197 ; Paul Faure ; mars 1996)

Pendant plus de deux mille ans, des cavernes initiatiques, ensemble de galeries au parcours compliqué, ont servi en Crète de lieu de culte. Celle de Skotino, près de Knossos, était-elle considérée, dans l'Antiquité, comme ayant abrité l'affrontement légendaire de Thésée et du Minotaure ? C'est, au terme de nombreuses recherches qu'il a effectuées sur le terrain, l'hypothèse de l'helléniste Paul Faure. 

Depuis au moins 3 000 ans, les poètes célèbrent les aventures d'un jeune prince athénien, Thésée, qui conduisit en Crète sept garçons et sept filles destinés à être dévorés par le Minotaure. Celui-ci était le fruit monstrueux, mi-homme, mi-taureau, des amours de la reine Pasiphaé et d'un taureau divin. Le roi Minos, désireux de cacher à tous la faute de sa femme, l'avait fait enfermer au fond d'un labyrinthe construit par l'architecte Dédale. Guidé par la princesse Ariadne qui l'accompagnait en déroulant une pelote de fil, Thésée aurait évité les embûches du Labyrinthe, vaincu le monstre et sauvé les enfants. Puis, enlevant Ariadne et l'abandonnant dans l'île de Dia, il aurait regagné le port de Phalère, au sud d'Athènes. Les dieux voulurent le punir d'avoir ainsi séduit et trahi la princesse crétoise : il oublia, dans sa hâte, de changer la voile de deuil de son navire en une voile blanche de triomphe, et le roi Egée, son père, désespéré, se jeta dans la mer qui porte désormais son nom.

LA LÉGENDE DE THÉSÉE

Ce récit pouvait passer soit pour une simple légende, soit pour un mythe, explication tardive d'un rite ou d'un fait mystérieux. Une hypothèse associant la victoire de Thésée sur le Minotaure dans le Labyrinthe et les cérémonies initiatiques dans les grottes de Crète est née avec le déchiffrement à partir de 1952 de signes créto-mycéniens, le linéaire B. Trouvées en grand nombre à Knossos lors des fouilles du palais par Arthur Evans au début du XXè siècle, ces tablettes, qui transcrivent du grec, révèlent par deux fois le nom du Labyrinthe sous la forme da-pu-ri-to. L'un de ces textes mentionne une attribution de miel à la maîtresse du lieu, la po-ti-ni-ja da-pu-ri-to-jo. Et il est tentant de retrouver derrière cette « maîtresse du Labyrinthe » la maîtresse du palais, à moins que l'on évoque plus précisément la figure d'Athéna ou celle d'Ariadne. Car ces tablettes ont été rédigées à Knossos, vers l'an 1300 av. J.C., à l'époque même où les auteurs antiques faisaient vivre Egée, Thésée, les filles de Minos, Phèdre et Ariadne.

D'autre part, le nom du héros n'est pas inconnu du monde mycénien. Il est attesté dans les archives du palais de Pylos, qui sont postérieures d'une cinquantaine d'années à celles de Knossos. Deux tablettes de Pylos font mention d'un certain Te-se-u qui a reçu l'octroi d'un important lot de terre. Ce Thésée est mentionné avec six autres personnes dont cinq sont comme lui hiérodules, c'est-à-dire serviteurs ou servantes de la divinité.

Enfin, le dessin d'un scribe, gravé au revers d'une tablette de comptabilité, représente un labyrinthe semblable à celui qui figure sur les monnaies de Knossos, mille ans plus tard... Simple amusement ou religieux symbole, ce croquis du XIIIè siècle av. J.C., autant que les noms inscrits sur les tablettes d'argile, nous faisait quitter la légende et la mythologie pour l'histoire, écrite et datée. Restait à comprendre le sens du mot préhellénique « labyrinthos » et à retrouver en Crète l'endroit où Thésée avait conduit les enfants athéniens.

Labyrinthe : les auteurs anciens, pas plus que les modernes, ne s'entendaient sur la signification du terme. Au VIIè siècle av. J.C., celui à qui l'on doit les derniers vers de l'Iliade, décrivant un bouclier décoré d'images colorées et concentriques, se représente le labyrinthe comme un circuit, comme les évolutions compliquées d'un chœur de danse, tantôt en ligne, tantôt en cercle, sur une aire dessinée par Dédale « dans la vaste Knossos, pour Ariadne aux belles tresses ». Cette interprétation se trouve confirmée par l'historien grec Plutarque qui écrit dans sa Vie de Thésée, vers 110 av. J.C. : « A son retour de Crète, Thésée aborda à Délos et, après avoir sacrifié au dieu et consacré la statue d'Aphrodite qu'Ariadne lui avait donnée, exécuta avec les jeunes gens un chœur de danse qu'on dit être encore en usage chez les Déliens et dont les figures imitaient les tours et les détours du labyrinthe sur une combinaison de mouvements alternatifs et circulaires. » Avec ses compagnons, Thésée exécuta ces figures autour de l'autel de cornes d'Apollon. Les Déliens appelèrent cette danse « géranos » et Pollux, un lexicographe tardif, explique qu'« elle se danse à plusieurs, en rang les uns derrière les autres. » Pour expliquer ce terme, les modernes évoquent la parade nuptiale du mâle des grues, « géranos » en grec.

L'AVENTURE D'ARTHUR EVANS

Mais il importe davantage de souligner combien Thésée, « héros national », a marqué l'imaginaire athénien. De l'époque archaïque (VIè siècle av. J.C.) au IIè siècle de notre ère, son culte est lié à des cérémonies où les adolescents ont le premier rôle. Elles conservent sans doute le souvenir de pratiques initiatiques analogues aux rites de puberté dans les sociétés traditionnelles. Thésée, jeune encore, est envoyé au loin, en Crète, comme sont envoyés dans la brousse les adolescents des tribus africaines avant d'entrer dans la société des adultes. En tuant le Minotaure, Thésée a accompli l'exploit que doit accomplir tout candidat à l'initiation. Après un passage à Délos, patrie d'Apollon, protecteur de la croissance et de la jeunesse, il revient victorieux à Athènes, prêt à être intégré parmi les adultes qui lui accordent leur confiance en lui offrant le pouvoir royal de son père.

Au Vè siècle av. J.C., Sophocle avait consacré à Thésée une pièce aujourd'hui perdue. Il concevait le Labyrinthe comme un gouffre béant, d'où Dédale et son fils Icare, prisonniers à leur tour, avaient pu s'enfuir à tire-d'aile. Hérodote, contemporain de Sophocle, a vu et parcouru une partie du temple funéraire d'Amenenhat III, en Egypte, et il l'a appelé « labyrinthos » (1). Désormais, les historiens et les écrivains grecs compareront le labyrinthe crétois tantôt à un sanctuaire (par exemple, à ceux de Samos et de Milet), tantôt à une simple prison.

Selon le témoignage des géographes de l'époque hellénistique (aux IIIè et IIè siècles av. J.C.), « le labyrinthe de Crète [avait] complétement disparu » (2). Les poètes, tels que Virgile ou Claudien, et les voyageurs comme Apollonios de Tyane en l'an 66, situent la demeure du Minotaure où bon leur semble, tantôt au voisinage de Gortyne, capitale de la Crète romaine, tantôt quelque part dans la région de Knossos, alors appelée Colonia Julia Nobilis. Si bien que, la Crète étant devenue la propriété des Vénitiens au XIIIè siècle sous le nom de Candie, tous les administrateurs et tous les visiteurs humanistes se croyaient obligés de pénétrer dans les vastes galeries d'une carrière de pierre que les habitants de Gortyne appelaient « lavirintho », sans conviction, sans autres garants non plus que les auteurs byzantins les plus tardifs.

Vinrent enfin les philologues, puis les archéologues du XIXè siècle. En 1892, abandonnant une mythologie par trop incertaine et constatant que le mot « labyrinthos » avec sa finale aspirée n'était pas grec, Maximilian Mayer lui donnait pour origine le mot lydien « labrys » (la hache). Comme le dieu suprême de la ville de Labranda en Carie, au sud-ouest de l'Asie Mineure, était représenté avec une hache à double tranchant, le Labyrinthe aurait été la maison d'un dieu à la double hache : hypothèse dont s'empara, dès 1900, Arthur Evans, l'illustre fouilleur du « palais de Minos », à Knossos. Mais outre que la Lydie n'est pas la Carie et que les langues de ces pays n'étaient pas nécessairement, à l'époque romaine, celles de Knossos à l'âge du bronze, la demeure du Minotaure, bâtard maudit, ne pouvait être un palais. D'autre part, rien dans la tradition littéraire n'associe le monstre ni sa prison à la présence d'une double hache.

Aussi, dès 1901, et dans le revue même où Evans acceptait la théorie de Maximilian Mayer, W.H.D. Rouse (3) considérait-il, d'après le témoignage du géographe Strabon sur la région de Nauplie (au sud du Péloponnèse), que les labyrinthes n'étaient que des cavernes, ou des galeries creusées sous terre, analogues à celles qui se trouvaient près de Knossos et de Gortyne. C'était revenir à une interprétation des textes déjà proposée par différents savants allemands au début du XIXè siècle (4). Il suffisait, pour cela, de rapprocher « labyrinthos » du mot « laura », désignant un corridor, un passage étroit, une ruelle, une rigole, de le rapprocher aussi du mot « laurion », « ensemble de galeries », terme communément employé en Crète aujourd'hui pour désigner une mine analogue à celles d'argent du Laurion en Attique, déjà exploitées à l'époque minoenne, au XVIè siècle av. J.C.

CULTES ET RITES DE LA CRÈTE

Concluons donc, avec la plupart des critiques modernes, que le mot labyrinthos ne désignait ni un palais royal, ni une ville forte, mais bien un ensemble de galeries souterraines, de circuit compliqué, plus ou moins aménagées de main d'homme et servant au culte (5). Il suffira de rappeler, à l'appui de cette thèse, que le nom de labyrinthe est accolé aux temples de Samos, de Milet, du Fayoum égyptien et de Clusium en Etrurie, et que la mention d'un lieu de culte hors de Knossos, le « da (i) daleion » (« celui de Dédale »), figure sur trois tablettes en écriture linéaire B, trouvées par Evans en 1900 dans l'aile occidentale du palais. Cet ensemble de galeries souterraines qui auraient abrité le Minotaure, où pouvait-on espérer en retrouver la trace ?

Eliminant de nos recherches en Crète tout ce qui n'était pas une caverne de culte et notamment les abris sous roche des bergers, les carrières nues, voisines de Gortyne, de Knossos ou de Zakro, nous pensons que la seule caverne, en partie aménagée, qui présente tous les caractères du Labyrinthe historique au voisinage de Knossos est celle du village de Skotino (« le Ténébreux »), dite « to Spilaion Agias Paraskevis », la caverne de sainte Parascève, la Santa Veneranda des Vénitiens, probablement la plus belle et la plus anciennement fréquentée de toute la Crète (6).

Pour les spéléologues, il s'agit d'un gouffre ouvrant sur un plateau, à 220 mètres d'altitude, dans un calcaire sombre jurassique, à une demi-heure de marche du village de Skotino et à 12 kilomètres à vol d'oiseau à l'est de Knossos. Une doline, ou vaste cirque rocheux, de 21 mètres de diamètre sur 4 à 8 mètres de profondeur, précède l'entrée. Le plan d'ensemble se développe sur quatre étages, avec toutes sortes de ruptures, d'entassements rocheux, abrupts et glissants, de passages étroits et de culs-de-sac, qui rendent le parcours zigzaguant, parfois assez difficile à trouver et légèrement dangereux. Sans guide ou sans lumière, on peut s'y perdre. Le point extrême se situe à 134 mètres de l'entrée et à 55 mètres de profondeur.

Il s'agit bien d'un ensemble de galeries réservées au culte, car au premier étage souterrain se détachent trois grandes concrétions calcaires : l'une terminée par un masque de Gorgone, l'autre en forme d'énorme quadrupède, la troisième, au centre, comme une plaque relativement mince, en forme de fer à cheval, et haute de 12 mètres. On y distingue en relief, d'un côté, un personnage debout, face à un autre qui lève les bras sous une sorte de dais et, d'un autre côté, une femme assise entre deux masques léonins. Au second étage de cette caverne, au pied d'une autre idole à profil féminin et autour d'un autel de pierre, un énorme amas de cendres et d'offrandes de toute espèce (vases, statuettes, armes, lampes, coquillages, os et dents d'animaux), montre que le culte a duré ici du XXIè siècle au moins av. J.C. jusqu'à la fin du IVè siècle ap. J.C. et qu'il s'adressait au début, aux maîtres souverains de la Nature, à la Lune sous ses deux formes, pleine et nouvelle, Vierge et Mère, et à l'Astre solaire, plus tard à leurs substituts grecs, Artémis, Aphrodite et Arès, dieu des guerriers. C'est alors que ce véritable Labyrinthe est devenu le lieu d'initiation de la jeunesse knossienne : la Terre accueillait en son sein des êtres informes, anonymes et muets, et accouchait des hommes. Après quoi, c'étaient la danse nuptiale, la citoyenneté, l'accès possible au monde des Bienheureux.

Des labyrinthes, c'est-à-dire des cavernes initiatiques et sacrées au parcours compliqué, il devait s'en trouver en Crète, à l'âge du bronze, auprès de chaque grande ville, à en juger par ce que l'on a trouvé dans les grottes de Psykhro (près de Lyktos), Kamarès (près de Phaistos), Léra (près de Kydonia, actuelle La Canée). Mais il n'y a qu'à Skotino, près de Knossos, que les antiques usages aient continué jusqu'à nos jours. Car, outre la présence de deux chapelles consacrées à une sainte dont le nom latin, Veneranda, rappelle celui de Vénus, l'une en ruine sous la voûte, l'autre récente au-dessus de l'entrée, il est encore d'usage, en 1995, que la jeunesse des villages d'alentour vienne le 26 juillet, jour de la canicule, y entende la messe, parcoure jusqu'au fond la caverne, chante et danse sur les pistes de l'entrée ou la petite place de Skotino. On boit l'eau pure et sainte qui s'égoutte des stalactites. On en casse comme talismans ou médicaments. On raconte force légendes, force miracles, où l'or, le diamant, les êtres surnaturels font croire à la réussite et au bonheur, comme c'était déjà le cas dans l'Athènes antique lors de la fête des Oschophories, ou « Transport des rameaux », le 5 et le 6 d'un mois qui correspond à notre mois d'octobre - fête que le héros Thésée aurait instituée en l'honneur d'Ariadne et de Dionysos. Des enfants de l'aristocratie étaient alors enfermés dans un lieu ténébreux du port de Phalère ; leurs mères leur racontaient des histoires merveilleuses pour les réconforter ; ils étaient délivrés par un prince de la jeunesse athénienne et revenaient en criant, en chantant, porteurs des rameaux de la victoire. Des danses avaient lieu enfin, comportant des figures spéciales (7).

Cependant, comme on rencontre le dessin du labyrinthe ailleurs qu'en Europe et dans des civilisations très antérieures à celle de la Crète, comme l'histoire du Petit Poucet que l'on perd et qui retrouve son chemin dans la forêt est universelle et plus vieille certainement que l'histoire de Thésée, c'est à la psychologie des profondeurs qu'on s'adresse aujourd'hui pour saisir l'origine du mythe (8). La labyrinthe apparaît désormais comme l'un des symboles de l'inconscient individuel et collectif. On y lit l'angoisse de se perdre dans les chemins de la vie, la peur du gouffre et de la descente aux enfers, la quête du paradis perdu et des entrailles de la mère, l'horreur, mais aussi l'attrait du monstre au fond des ténèbres. Fécondité prodigieuse d'une notion qui exprime si bien l'ambivalence du sacré !

(1) Hérodote, Histoires, II, 148.

(2) Diodore, Bibliothèque historique, I, 61.

(3) W.H.D. Rose, « The double axe and the labyrinth », Journal of Hellenic studies, 21, 1901, pp. 268-274. D'après Strabon, Géographie, VIII, 6, 2.

(4) Karl Hoeck à Göttingen en 1823 (Kreta, t. I, p.65), Karl-Otfried Müller à Breslau en 1835 (Handbuch des Archäologie der Kunst n°2, p.50).

(5) H. Frisk, Griechisches Etymologisches Wörterbuch, Heidelberg, 1961, au mot « labyrinthos » ; Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, histoire des mots, t. III, Paris, 1974, p. 610.

(6) Cf. P. Faure, Krètica Khronika, t. XVII, 1963, 315-326, Fonctions des cavernes crétoises, Paris, 1964, pp. 162-170 et pl. IV, V, VI ; Eilapini (Mélanges offerts à Nikolaos Platon), Hèrakleion, 1987, t. I, 341-345, t. II (fig.).

(7) Plutarque, Vie de Thésée, Paris, Les Belles Lettres, 1957, ch. 22.

(8) Cf. Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, Paris, José Corti, 1948. Mircéa Eliade, Images et symboles, Paris, Gallimard, 1952. Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Paris, R. Laffont, 1976.

Nous contacter

Veuillez entrer votre nom.
Veuillez entrer un sujet.
Veuillez entrer un message.
Veuillez vérifier le captcha pour prouver que vous n'êtes pas un robot.