JE NE SAIS PAS DIRE
Paroles | Barbara | |
Musique | Barbara | |
Interprète | Barbara | |
Année | 1964 |
La création cantographique comme remède aux blocages affectifs hérités de l'enfance : le piano d'abord, puis les mots à la toute fin de la chanson permettent à Barbara de "dire je t'aime" à l'homme avec qui elle ne pouvait jusque-là communier que charnellement.
BARBARA ET LUC SIMON
(Barbara Portrait en clair-obscur ; Valérie Lehoux ; 2007 ; Editions Fayard / Chorus)
Un autre homme, pourtant, vient d'entrer dans sa vie : Luc Simon. Artiste peintre. Très beau, vraiment très beau. A priori, la chanson n'est pas la première de ses préoccupations. Barbara ? Connaît pas. Jusqu'à ce qu'il en entende parler par un certain Hubert Ballay.
En 1962, Luc, lui aussi est à Abidjan. Il est parti là-bas avec un contrat : dessiner et réaliser la nouvelle décoration d'une boîte de nuit. Ce pourrait être plaisant, c'est à coup sûr dépaysant, et c'est ma foi fort pratique : le patron du lieu s'engage à lui fournir le gîte et le couvert. Pourquoi diable refuser ? Le souci, c'est que le colon et l'artiste ne partagent pas franchement la même vision du monde. Et ils vont vite s'en rendre compte. Dès qu'ils parlent d'Afrique - et comment ne pas en parler ? - l'air se charge d'électricité. Discussions houleuses et tensions nerveuses. Mieux vaut en rester là. Quelques jours à peine après son arrivée, le peintre préfère donc changer d'adresse pour sauver son contrat ; il se retrouve - un peu par connaissance et beaucoup par hasard - chez un autre Français, un diplomate, Hubert Ballay. L'homme a une grande maison dans le quartier de Treichville ; il ne vois pas d'inconvénient à héberger l'expatrié.
Or Hubert, tout le monde vous le dira, adore la chanson. Alors, pour mettre à l'aise son invité, il lui fait écouter des disques. D'abord Les bâtisseurs de cathédrales, d'Anne Sylvestre, une jeune femme qui écrit elle-même ses musiques et ses textes, s'accompagne à la guitare, et commence à se faire un nom dans les cabarets de la rive gauche. C'est beau, non ? Et c'est tellement bien écrit.
Hubert poursuit. Il dégaine le 45 tours d'une autre jeune artiste, qui elle aussi écrit et compose ses chansons. Le morceau s'appelle Le temps du lilas, et la chanteuse, Barbara... « C'est ma femme », précise-t-il. A l'époque, la romance est déjà traversée de sérieux orages. Dans la maison de Treichville, les deux hommes discutent longtemps. Ils deviennent presque amis. Un jour, Hubert confie : « Vous vous ressemblez Barbara et toi. Vous êtes l'un et l'autre aussi passionnels et impossibles à vivre ! »
Puis Luc rentre à Paris.
Pas Hubert. Mais il confie une sorte de mission à son nouvel ami : aller voir sa Barbara, s'assurer qu'elle va bien, et l'aider s'il le faut à garder le moral en restant auprès d'elle. Luc s'exécute.
Leur première rencontre ? Dans un bistrot tout près de la Nation. Le peintre y découvre une jeune femme de trente-deux ans qui parle vite et le regarde droit dans les yeux. Elle dit qu'elle habite chez sa mère, qu'elle dort sous un piano et qu'elle chante dans un cabaret. Elle lui fixe un nouveau rendez-vous, à La Boule d'Or, place Saint-Michel, à deux pas de L'Ecluse.
C'est là que va naître l'histoire. Devant lui, Barbara déploie des trésors de séduction, à en devenir totalement irrésistible. Devant elle, Luc a bien du mal à résister, même s'il se sent rongé par la culpabilité. Il s'affole. Envoie plusieurs télégrammes au diplomate d'Abidjan. Chaque fois le message est on ne peut plus clair : « Dépêche-toi de revenir, sinon je ne réponds plus de rien. Je n'attendrai pas éternellement. »
Finalement, le diplomate reviendra - un peu trop tard, sans doute. Au Lutétia, les deux hommes se retrouvent pour discuter, sans effusion. « Cette femme me touche beaucoup », dit simplement Luc. Hubert n'insiste pas.
Ainsi Luc Simon est-il entré dans la vie de Barbara. Grande passion, chaotique et dévorante, qui dura trois bonnes années. « Avec elle, la vie était si intense et si bousculée... » Difficile de dire l'amour qui les lia, si ce n'est à travers leurs propres mots. et des mots, ils s'en écrivirent beaucoup. Un jour d'anniversaire, Luc eut la surprise de trouver dans son courrier deux petites feuilles quadrillées. Sur l'une, quelques phrases de Barbara : « Rien n'est plus bête qu'une chanson déshabillée de sa musique. Et j'ai un peu honte de ces paroles que je trouve simplettes. Pourtant, cette chanson-là, je l'ai faite pour vous, vraiment. Chaque mot, chaque note, vous est destiné. » Sur l'autre page, un texte manuscrit :
Je ne sais pas dire je t'aime,
Je ne sais pas, je ne sais pas,
Je l'ai dit tant de fois pour rire
On ne rit pas de ces mots-là.
Aujourd'hui que je veux le dire
Je n'ose pas, je n'ose pas... (1)
Entre 1962 et 1964, les amants s'écrivirent des dizaines de lettres, pas toutes aussi tendres. Lettres fougueuses, parfois rageuses, au gré de leurs disputes et de leurs retrouvailles. Souvent Barbara s'y confia sans détour : « Je ne peux pas, je ne sais pas vivre l'habitude. J'ai le mal de peau comme d'autres la migraine, et je souffre vraiment de penser que, pour l'intensité d'un soir, mon lendemain est banal. » (2)
Quant à Luc, il dit d'elle ce qu'on ne dit que d'un immense amour : « Elle fut ma loi, j'ai peint sa vérité. Au moment où nous nous sommes séparés, je suis parti tout seul, non pas comme un voleur, mais comme un homme qui devait vivre ailleurs ce deuil-là. Barbara m'a fait peindre la vérité, c'est-à-dire l'amour, la mort de l'amour. Nous nous sommes séparés comme on déchire une Bible. » (3)
A lui aussi elle avait souvent répété : « Je n'ai pas le talent de vivre à deux. »
(1) Correspondance privée communiquée à l'auteur.
(2) Correspondance privée communiquée à l'auteur.
(3) Texte privé de Luc Simon communiqué à l'auteur.