GAUGUIN / LETTRE À JACQUES BREL
Paroles | Barbara | |
Musique | Barbara | |
Interprète | Barbara | |
Année | 1990 |
Premier des cinq inédits de Barbara / Gauguin, le huitième album en concert de l'auteure, enregistré au Théâtre Mogador en 1990 et où les défaillances de la voix se font cruellement sentir : un hommage à l'ami Brel, qui repose près de Gauguin "sur l'île d'Hiva-Oa".
BARBARA ET JACQUES BREL
(Barbara Portrait en clair-obscur ; Valérie Lehoux ; 2007 ; Editions Fayard / Chorus)
Brel et Barbara : deux jumeaux qui s'adorent depuis toujours, depuis les années 1954-1955, lorsqu'ils se sont croisés dans le foisonnement de la rive gauche, à une époque où l'un et l'autre ramaient encore pour chanter. Entre eux, dès le début, c'est plus qu'une connivence : ils ont le même mode de fonctionnement, le même regard sur le métier, la même exigence, la même intégrité. Et le même imprésario. Dans les années 60, quand leurs tournées respectives le leur permettent, il leur arrive même de se retrouver en province pour dîner ensemble après leurs spectacles. Plusieurs fois ils se donnent rendez-vous à Romans, petite ville d'Isère a priori très ordinaire, sauf pour les amateurs de chanson et les noctambules invétérés, qui apprécient les audaces de sa salle de concert et les soirées animées de son club, Le Colorado.
« Quand Barbara et Brel se rejoignaient ici, on voyait qu'ils étaient très potes, raconte Christian, un ancien du Colorado. Il y avait une complicité, une intimité entre eux. Il arrivait souvent qu'elle pose la tête sur son épaule pour lui dire des trucs à l'oreille... Et ça, elle ne le faisait pas avec tout le monde ! »
A Romans, autour d'une table, un soir des années 60 - Christian ne sait plus quand précisément -, Jacques Brel parle à Barbara de son envie de cinéma. « Au début, elle ne voulait pas trop, elle ne se sentait pas de le faire. Mais il essayait vraiment de la convaincre. Il voulait absolument l'amener à l'écran. Il l'a beaucoup baratinée. Ça revenait souvent sur le tapis. » Brel a son idée : il veut filmer l'histoire d'amour ratée de deux médiocres. Et, pour incarner ses anti-héros, il n'en démord pas : ce sera lui et Barbara. « Je l'ai choisie parce qu'elle est laide », dit-il sans rire.
Son scénario non plus n'a rien de très glamour : c'est l'histoire de Léon - minable et naïf - qui rencontre Léonie - moche et perfide - dans une pension de famille du littoral belge. Une bande de fonctionnaires, ternes et cons à en mourir, y passent aussi leurs vacances. Pendant plusieurs jours, tout ce petit monde va se croiser, se jauger, se juger. Léon, tête de Turc des affreux jojos, finira par se suicider en s'enfonçant doucement dans la mer du Nord. Tandis que Léonie retournera tranquillement à son quotidien plan-plan. Clap de fin.
Durant l'hiver 1970, Barbara accepte. Le tournage est prévu l'été suivant, sur le littoral belge. Contrairement à ce qu'écrit la presse - et à ce qu'elle-même raconte -, elle aurait donc hésité un moment avant de suivre Brel. Mais, une fois convaincue, elle se jette corps et âme : sans retenue, comme d'habitude ! Le maquillage l'enlaidit ; tant pis. Puisqu'elle a dit « oui », elle obéit. Elle se laisse guider. Sur le tournage, elle n'est plus la patronne autoritaire qui mène son monde à la baguette, juste une comédienne débutante, sage et intimidée.
Car si dans Madame elle gardait encore quelques repères (la scène, les chansons), cette fois, c'est le grand plongeon. Et, dans ce bain-là, elle n'a plus pied. Elle tâtonne. Elle ne connaît rien aux règles du cinéma. Elle découvre, éberluée, comment se tourne un film. Elle avoue que souvent, sur le plateau, le fou rire la gagne tellement tout lui semble saugrenu... Lorsque la journaliste de France-Soir Monique Pantel se rend sur le tournage, c'est une Barbara mi-enthousiaste mi-déboussolée qu'elle rencontre. « J'oublie toujours quelque chose. Je ne sais jamais si je suis ou non dans le champ de la caméra. Je ne comprends rien, rien ! Heureusement, Brel est là, solide, précis, un roc. Il m'assume entièrement [...] Avec lui, ce n'est pas une expérience, c'est une aventure. » (1) Et c'est exactement ce dont elle rêvait après sa révérence de l'Olympia.
Le tournage dure plusieurs semaines, durant l'été 1971, dans la petite station balnéaire de Blankenberge. Barbara y met du sien, tout ce qu'elle a et tout ce qu'elle peut. Mais, le soir, elle s'enferme dans son silence et dans sa chambre. « Elle voulait souvent rester seule. Elle déprimait », se rappelle la comédienne Danièle Evenou, également de la partie (2). Selon les jours, selon les heures, Barbara est euphorique, Barbara est épuisée. Elle est surtout un peu paumée. Et ce qu'écrit Monique Pantel à son retour de Blankenberge n'est pas franchement rassurant : « Je n'en peux plus, gémit Barbara. Ne me demande pas si je vais continuer ou non le tour de chant. Je ne sais plus ce que je dis, tout s'embrouille dans ma tête. » (3)
Franz sort en salles le 5 février 1972. La presse se précipite pour découvrir l'inédit face-à-face des deux monstres sacrés. Mais, de nouveau, déception : les critiques vont de la moue polie à l'attaque en règle. Barbara y essuie quelques coups plutôt bas, le pompon revenant au très cruel Valeurs actuelles : « A la voir aussi antiphotogénique, on ne s'étonne pas qu'elle ait autant tardé à débuter au cinéma.. » (4)
Quelle élégance !
Il est vrai que le film peut sembler difficile. Il pâtit à la fois de son sujet aride, de son tout petit budget, de la mise en scène parfois poussive de Brel et du jeu approximatif de Barbara. Pourtant, Franz ne mérite pas cet enterrement de première classe. Malgré tous ses défauts, il a quelque chose de très touchant et pertinent. Plusieurs scènes sont d'une grande beauté, et son propos sur la petitesse des relations humaines est terriblement juste. Presque immanquablement, on en sort la gorge nouée.
Barbara, en tout cas, porte Franz à bout de bras. Partout elle répète qu'elle adore le film, qu'il est l'une de ses plus belles équipées artistiques, et qu'elle ne regrette ni ne renie rien. « C'est une histoire merveilleuse, baroque, romantique, tendre, cruelle, marrante. » (5) Dès qu'elle le peut, elle fait l'éloge du grand Jacques, à qui elle voue à la fois une admiration toute professionnelle et une affection très personnelle. Si la vie leur avait offert l'opportunité de partir ensemble sur un autre projet, elle l'aurait sûrement fait, cette fois sans hésiter. « Après Franz, je sais qu'il voulait écrire une comédie musicale pour nous deux », dira-t-elle encore quinze ans après la mort de Brel (6).
Au fond, ces deux-là ne se seront jamais quittés. En 1978, lorsqu'il est hospitalisé pour cause de cancer, Barbara est l'une des rares à lui rendre visite le plus souvent possible. En octobre suivant, lorsqu'il disparaît, on la voit sortir de l'hôpital de Bobigny tenant la min de Maddly, la dernière compagne du chanteur. Sur sa tournée, elle introduit alors entre deux de ses chansons une musique de leur film, La Valse de Franz. Et douze ans plus tard, dans les ors de Mogador, elle crée pour lui une chanson hommage, lettre ouverte au très cher disparu. « Je signe Léonie, tu sauras qui je suis. »
(1) France-Soir, 21 juillet 1971.
(2) Rappelle-toi Barbara, Sophie Delassein, Editions 10/18, 2002.
(3) France-Soir, 21 juillet 1971.
(4) Edition du 14 février 1972, cité par Sophie Delassein dans Rappelle-toi Barbara, op. cit.
(5) France-Soir, janvier 1972.
(6) Télérama, 18 mars 1992.