DE JOLIES PUTES VRAIMENT
Paroles | Remo Forlani | |
Musique | Barbara | |
Interprète | Barbara | |
Année | 1970 |
Le dixième album de Barbara, Madame (à ne pas confondre avec Madame de l'album en concert Barbara / Bobino 1967), comprend les sept chansons (toutes écrites par Remo Forlani et composées par Barbara) qu'elle interprète dans la pièce de théâtre éponyme et, pour faire bonne mesure (ou servir de bouche-trou ?), quatre reprises déjà publiées sur un super 45 tours en 1968. De jolies putes vraiment, la première des chansons nouvelles, fait, avec un humour pour le moins salace, l'article du "bien beau bordel" qui sert de cadre à l'action, un lieu qui renvoie à des fantasmes auxquels Barbara s'est abandonnée dès ses débuts d'auteure dans J'ai troqué.
1970 : MADAME
(Barbara Portrait en clair-obscur ; Valérie Lehoux ; 2007 ; Editions Fayard / Chorus)
En 1969, Barbara suggère au bouillonnant Remo Forlani, journaliste télé et auteur à succès, de lui écrire une pièce de théâtre. A l'entendre, elle aurait dit cela juste pour rire...
Sauf que lui, il adore Barbara. Et il est emballé à l'idée d'écrire un rôle à sa mesure. Durant cette année pleine de promesses, l'auteur et la chanteuse se voient souvent, parlent beaucoup, dessinent à quatre mains les grandes lignes de l'intrigue et les grands traits du personnage de leur future pièce de théâtre. Elle s'appellera Madame. Elle racontera les mésaventures sentimentales et judiciaires d'une tenancière de bordel, quelque part en Afrique ; une amoureuse abandonnée et nostalgique qui s'accuse volontairement du meurtre de ses amants, éliminés par un soupirant jaloux. Quelle histoire... En quelques semaines, Forlani boucle les dialogues de sa pièce et les textes de ses chansons. Car dans Madame - on ne se refait pas - Barbara jouera et chantera. Ce n'est donc pas tout à fait une nouvelle vie qui s'ouvre devant elle, plutôt une passerelle censée la conduire vers des terres à demi défrichées. Une habile transition vers la comédie. Elle y avait déjà goûté dix ans plus tôt (1).
D'ailleurs, avec Madame, elle retrouve un enthousiasme de débutante : elle est surexcitée, compose elle-même les musiques, participe au choix du metteur en scène, Sandro Sequi, un scénographe en vue. Elle exige aussi que son grand ami le peintre Luc Simon signe tous les décors. Ce ne peut être que somptueux. Les producteurs ont mis le paquet. La Madame de Forlani et Barbara, dans ses habits d'apparat, doit être visible pour le mois de janvier 1970. La pièce s'annonce comme l'un des événements de la saison.
Pourtant, très vite, dès les premières répétitions, des tensions se font jour. Barbara a du mal à partager la scène, à se glisser dans la peau d'une autre. Quant à son interprétation... Roland Romanelli fait la grimace. Chaque fois qu'il l'entend déclamer son texte, il a des sueurs froides. « Je lui ai tout de suite dit : "Tu est très mauvaise comédienne, tu parles faux. - Ah bon ? Et comment faut-il que je parle ? Apprends-moi, toi ! - Mais je ne sais pas, je ne suis pas comédien ! - Alors si tu ne sais pas, comment peux-tu dire ça ? - Mais je l'entends !" »
Il n'est pas le seul. Dans la troupe, tout le monde commence à flairer le désastre. En décembre 1969, il y a urgence : il faut corriger le tir. Le metteur en scène s'énerve. Les comédiens essaient de le calmer. Ils répètent, ils travaillent, ils ajustent, ils reprennent. Sans miracle. Ce n'est toujours pas ça. Avant même sa création Madame, tousse et capote. Barbara se veut rassurante, mais elle ne rassure personne. Dans l'équipe, le trac grimpe et il est contagieux. D'autant que le temps passe, que le temps presse, et que la générale approche ! Elle est fixée au 22 janvier 1970, au théâtre de la Renaissance. Ce jour-là, la salle sera pleine à craquer : le Tout-Paris trépigne depuis des semaines à l'idée de cette étonnante rentrée. La presse, elle, guette de pied ferme la mue de Barbara.
Patatras ! Le soir du grand jour, c'est le grand rien du tout : Barbara n'a plus de voix. Aphone. Coincée dans sa loge et muette comme une carpe ! C'est du moins ce qu'elle prétend. Car des collaborateurs de l'époque donnent une tout autre version : Barbara se serait tout bonnement inventé une excuse, bien consciente, trop consciente, que ni elle ni la pièce n'étaient à la hauteur. Quoi qu'il en soit, la représentation est annulée.
L'heure de vérité sonne donc le lendemain, et, comme on pouvait le redouter, elle sonne faux. Vingt-quatre heures de répit n'ont pas suffi à sauver la mise. Barbara ne convainc pas. Le public ne retrouve ni la chanteuse subtile qu'il vénère, ni le personnage flamboyant de cette Madame que les affiches lui ont promis partout dans Paris. Entre-temps, Barbara a déchiré la robe sublime qu'elle devait porter sur scène, pour enfiler un vieux déshabillé noir dans lequel elle se sent plus à l'aise ! « Sur les photos, elle avait aussi une perruque et des bijoux, se souvient Marie Chaix. En fait, elle a joué avec ses oripeaux, son vieux peignoir, et en se maquillant elle-même. » Rien n'y fait. Le public s'ennuie, la critique est désastreuse, Madame est un fiasco.
Quelle idée, franchement, de camper une mère maquerelle perdue en Afrique... Comment voulez-vous que les amoureux de Nantes ou d'Une petite cantate adhèrent à une histoire aussi farfelue ! Pourtant, cette étrange Madame ressemble bien plus à Barbara qu'on ne l'a cru à l'époque. A relire le texte, on est même frappé d'y retrouver tant d'ingrédients de son propre univers. L'Afrique, d'abord : la pièce situe l'action dans un pays fraîchement indépendant - qui rappelle bien sûr la Côte d'Ivoire qu'elle a connue -, en pleine décolonisation. Le personnage, ensuite : Madame est la patronne d'une maison close en perdition, tout comme son amie, la vieille Prudence, l'était jadis à Bruxelles. Le propos, aussi : à travers cette histoire saugrenue de crimes passionnels, c'est l'amour et la mort qui se croisent et se mêlent, comme c'est si souvent le cas dans les chansons de Barbara. Sans oublier ce sacrifice gigantesque consenti par la Madame de la pièce : elle endosse de plein gré des meurtres qu'elle n'a pas commis pour protéger un homme qui a tué par amour. Compassion et pardon accordés au criminel. Une fois de plus.
Si surréaliste qu'elle puisse sembler aux spectateurs de cet hiver 1970, la pièce de Forlani n'est donc pas si éloignée que cela de son héroïne. Mais ce n'est plus le problème. Même s'il se bonifie au fil des représentations, le spectacle est raté, et les réactions sont au mieux indifférentes, au pire assassines. L'album qui sort dans la foulée, avec les chansons de la pièce, ne fait pas davantage recette - il devient juste une rareté que les collectionneurs s'arracheront plus tard à prix d'or. Pour l'heure, son premier pas de côté, censé l'extraire de l'autoroute du tour de chant, l'a menée tout droit dans l'ornière. Elle assume : « Je peux maintenant me targuer d'être l'artiste qui possède le plus mauvais dossier de presse. Je m'attendais à de méchants articles, mais tout de même pas à d'aussi violents. Cela dit, la volée de bois vert est méritée, et je suis la première à défendre les critiques. [...] On n'a même pas assez dit, à mon avis, combien j'ai été mauvaise le soir de la première. Je parlais faux, trop vite, pas en mesure. » (2)
(1) Dans Le Jeu des dames, une opérette de Georges Van Parys et Albert Willemetz, en 1960, au Petit Théâtre de Paris.
(2) Le Figaro, 6 février 1970.