JE T'AIME

Paroles François Wertheimer
Musique Barbara
Interprètes Barbara et François Wertheimer
Année 1973

L'album La louve se termine par un duo entre son parolier et sa compositrice-interprète.

BARBARA ET WERTHEIMER
(Barbara Portrait en clair-obscur ; Valérie Lehoux ; 2007 ; Editions Fayard / Chorus)

Elle monte au bar de l'Alcazar.

C'est à peine si on la remarque. Normal, il y a du monde à l'Alcazar, la ronde des noctambules qui se croisent sans toujours se voir dans ce temple branché d'un Paris flamboyant et si délicieusement décadent. Les années 70 commencent à peine et elles prennent leur temps, insouciantes et languissantes. Sur scène, une meneuse de revue joue des cils et des hanches. Ça rit et ça roucoule. Fausses Marilyn et vrais dandys, faux nababs et vrais artistes, faune des grands soirs et petits matins, l'Alcazar s'amuse et fait des siennes.

Elle, ne traîne pas. Jette-t-elle seulement un coup d'œil au transformiste qui ondule à l'autre bout ? Ce soir, sans attendre, elle s'est glissée vers l'escalier qui mène au bar, là-haut, le saint des saints où se retrouvent avec délectation tous ceux qui font le show-biz du moment. Elle, la discrète, la pudique de Nantes, la lyrique de L'Aigle noir, la mutine du Bois de Saint-Amand... Elle monte au bar de l'Alcazar ; il l'attend.

« J'y étais fourré tout le temps ! Mais, ce soir-là, c'était particulier, on avait rendez-vous. C'est Solange, l'une de mes amies, qui travaillait à l'Alcazar, qui avait eu l'idée de nous présenter. » Trente-cinq ans plus tard, François Wertheimer déroule le fil. Il sourit. Ce soir-là, à l'Alcazar, il a tout juste vingt-cinq ans. Elle, quarante-deux. Au cours des dix années qui viennent de s'écouler, elle a créé ses plus grandes chansons, bouleversantes de simplicité et de sincérité. Au milieu d'un paysage artistique encore très largement dominé par les hommes, elle est l'une des rares femmes à la fois auteur, compositeur et interprète. Et la seule qui recueille tant d'adhésion : plusieurs prix du disque, des récitals dans les salles les plus prestigieuses, des tournées en Europe, au Proche-Orient, au Canada, des émissions de radio et de télévision, des critiques à la fois intrigués et subjugués... Vingt ans après des débuts obscurs et chaotiques, Barbara a atteint ce dont elle avait rêvé. Mais, ces derniers temps, elle manque de souffle. Elle cherche qui pourrait lui en donner.

Ce soir, à l'Alcazar, ils ne se connaissent pas. Entre leurs deux planètes, ont bien dû se glisser quelques galaxies : que peuvent avoir en commun la grande dame de la chanson et ce jeune trublion de la scène rock, auteur, acteur, jongleur, expérimentateur tous azimuts ? « Je ne l'avais jamais vue sur scène ; quant à elle... elle n'avait carrément aucune idée de mon travail ! Mais elle voulait changer de son. Elle avait envie de faire peau neuve. » Il faut croire que François Wertheimer était l'homme de la situation. « A l'Alcazar, on a discuté un peu, puis elle m'a emmené chez elle, dans son appartement de la rue Michel-Ange, et on a chanté quasiment tout le reste de la nuit. C'était chacun son tour au piano. Le lendemain, je suis revenu. J'ai commencé à écrire un texte ; elle m'a demandé tout un album. Et je suis resté. » Un peu plus d'un an.

1972-1973, un virage. Pour la première fois, Barbara confie donc à un autre l'écriture d'un disque entier. Fantaisie ? Non. Nécessité. Chez elle, l'écriture n'a jamais été une mécanique parfaitement huilée. Barbara écrit sous le coup d'une émotion, et ses émotions les plus fortes, à cette époque, elle les a déjà exprimées.

Virage aussi, en 1973, parce qu'elle change de vie : elle qui se jurait nomade jusqu'au bout des ongles et des valises se pose une fois pour toutes dans la grande maison de Précy-sur-Marne, à une quarantaine de kilomètres de Paris. Précy est une vieille bâtisse, un corps de ferme dont le cœur abrite un jardin à la manière d'un cloître. Du jour où elle s'y installe, Barbara se met à déserter les « premières » et les dîners en ville, n'accepte plus les interviews qu'au compte-gouttes, refuse de plus en plus farouchement les télévisions. Elle fuit ce Paris qu'elle aimait tant hier. Et de Précy elle fait son antre, chaleureux, qu'elle décore de ses tentures, de ses coussins, de ses services à thé et de mille objets qu'elle adore trouver auprès d'elle. Elle s'y sent bien.

Et c'est là, à Précy, pendant plusieurs mois de 1973, qu'elle décide de bâtir avec Wertheimer un disque troublant, lui aux textes, elle à la musique. « Quand elle a annoncé que j'allais faire tout l'album, il y a eu quelques inquiétudes. Barbara, c'était quand même une grande star, et moi, personne ne me connaissait vraiment. Bien sûr, on ne se serait pas permis de la contrarier, mais je sentais... non pas des réticences, mais... une attente ! Elle était très entourée : un noyau professionnel très fort, dont des gens formidables, d'ailleurs, et qui la respectaient énormément... Mais, malgré tout, la pression était là. »

Et alors ? Barbara n'a toujours fait que ce qu'elle voulait et les chemins balisés n'ont jamais tracé sa route. A vingt ans, sans un sou en poche et sans un contrat, elle est bien partie seule pour la Belgique avec, en tête, une obsessionnelle envie de chanter. A trente ans, auréolée d'une gloire récente et courtisée par les journalistes, elle a bien purement et simplement disparu et s'est planquée du côté d'Abidjan. A quarante ans, au faîte du succès, elle a bien délaissé le tour de chant pour camper sur les planches une tenancière de bordel ! Alors, en ce début de 1973, qu'importe si certains s'inquiètent des textes de Wertheimer !

D'autant qu'ils sont beaux, ces textes. Magnifiques, même. Plus littéraires, c'est vrai, et plus sophistiqués que ceux qu'elle a écrits auparavant. Mais, étrangement ils lui ressemblent. Regardez... Cette louve aux plaies à peine refermées, cette rêveuse lointaine du château vide de Marienbad, cette solitaire magnifique qui fait de sa maison le théâtre de sa vie et de ses amours... Partout, dans chaque mot, c'est elle qui se dessine.

« Vous parliez des chansons avant de les écrire ?

- Non. Elle me laissait carte blanche. J'écrivais, elle prenait le texte, puis elle faisait la musique dessus... La seule chanson qu'elle m'ait demandée, c'est L'Enfant laboureur, adressée au public. Que dit-elle en substance ? "Laissez-moi tranquille, ne marchez pas sur mes fleurs"... Elle n'aimait pas qu'on l'envahisse. Or, parfois, le public exagérait. Mais elle assumait. C'était comme ça : elle était un peu entrée en religion. Le public, c'était sa vie. Elle était bien consciente qu'il y avait dans le lot quelques barjots, mais elle leur trouvait des excuses. A l'époque, en tout cas. »

Et à l'époque, déjà, Barbara suscite des réactions si passionnées et si passionnelles qu'elles frisent l'hystérie, ou du moins le déraisonnable : fans endormis sur le seuil de sa porte, en larmes derrière un bouquet de roses, courant à s'en rompre les muscles dans le sillage de sa voiture après le spectacle... Cette ferveur-là - qui atteindra des sommets dans les années 90 -, personne ne sait vraiment d'où elle vient, mais elle est là, très vive et très forte. Pour elle, à la fois formidable et terrifiante, rassurante et dévorante. Indispensable.

« Le public, c'est ma plus belle histoire d'amour », répète-t-elle sans mentir et sans rire... C'est vrai : c'est bien la seule histoire qui dure ! Car, hors de scène, la femme est incapable de rester en place, incroyable croqueuse d'hommes en quête perpétuelle de passions nouvelles. Elle se dit laide, mais elle fait des ravages. Wertheimer le sait : « Elle était fascinante. Elle savait, elle aimait séduire. J'ai été immédiatement conquis. Il n'y avait pas moyen de faire autrement. »

Le 3 septembre 1973, après tout un été de travail à Précy, débute l'enregistrement de leur album au studio Gaîté, à Paris. La Louve sort en novembre. Le disque déconcerte - un peu - et séduit beaucoup. C'est un succès. Il marque durablement la vie et l'image de Barbara : folie, démesure, grandiloquence, amours tumultueuses, mystère... La légende se forge, et, dans l'imaginaire collectif de la chanson, la femme prend l'allure d'une héroïne de mythologie, fière et blessée, qui cherche la lumière, se cogne, s'épuise mais toujours se relève. « C'est comme cela que je la voyais. Elle était à la fois très simple et très entière. »

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